Erige Sehiri, une étoile est née.

Scintillante de sensualité, d’empathie et de légèreté, est son oeuvre. Sous les figues, une oeuvre solaire et intimiste…à ciel ouvert ! Un quasi-huis-clos dans la nature. L’un des rares films tunisiens où l’amour se conjugue à la campagne. Cette ruralité si riche, si généreuse, si vaste…mais si rude, si enclavée, si capricieuse. Détrompez-vous, il ne s’agit pas de la banale sempiternelle histoire d’amour entre deux jeunes vivant à la campagne. Il s’agit du concept d’amour. Car l’amour est un concept. Complexe, étriqué, tordu. Souvent réduit dans nos films, à l’institution du mariage, à l’adultère, au sexe etc. Bref, à cette dimension physique tellement phagocytante de son essence qu’est l’émotion amoureuse. Erige Sehiri a su, magistralement et subtilement, partager à travers l’écran, la multidimensionnalité de cette émotion. Entre amour pudique, amour tactile, amour des retrouvailles, amour aigri, amour décrédibilisé. Une émotion transgénérationnelle, étouffée, souvent non avouée. L’amour, dans ce film, est brut, timide, pudique. Regards, têtes baissées de timidité, effleurements de doigts, sourires à peine dessinés. Malgré cette pudeur, le concept d’amour y est discuté, analysé, livré et échangé…sous l’ombre des figuiers... dans un délicieux dialect rural, avec cette spontanéité campagnarde, dans une franchise tranchant avec l’hypocrisie urbaine. Le figuier devient l’antre des échanges romantiques et des secrets les plus intimes. On s’y donne rendez-vous pour se donner une autre rendez-vous au rayon des yaourts du supermarché Aziza, en ville. Faut éviter de se donner rendez-vous devant le lycée. En face, y a le café où toute la famille de la jeune amoureuse m se pointe. Incontestablement et paradoxalement, le film tunisien le plus sensuel et charnel que j’ai eu à regarder, en l’absence totale de scènes de corps-à-corps. C’est tout le génie de Erige Skhiri, qui a su m’emmener sans prévenir dans les méandres et les profondeurs du concept d’amour avec une simplicité déconcertante et des actrices et des acteurs amateurs et amatrices dont le naturel nous apostrophe et nous attache…Un amour gorgé de non-dits socioculturels cassés par ces confidences sous les figuiers. Un amour déconstruit et libéré de ses stéréotypes sur une ruralité ‘déconnectée’. Car, les réseaux sociaux, Instagram et autres, sont là bien là, jeunesse oblige. Erige Sehiri donne une grosse claque aux préjugés. Elle nous montre simplement et authentiquement que les jeunes dans la ruralité, aiment, s’aiment, vivent dans le digital, partagent, se prennent en selfies, suivent ce qui se passe dans le ‘monde moderne’, pourtant si loin, si prétentieux, si méprisant. Mais au-delà du concept d’amour, la subtilité de ce film réside dans les détails. Cette eau versée à l’arrière de la fameuse Isuzu, pour empêcher les ouvrières de s’asseoir, maximisant ainsi le nombre d’ouvrières transportées. Le jeune homme, le boss, avec son dengri bleu, son short et sa casquette à l’envers, dans sa plus grande inhumanité, flirtant avec l’une, harcelant l’autre, vantant ses aventures avec les filles des villes côtières. Isuzu, symbole des souffrances de ces femmes ouvrières agricoles, travaillant dans la précarité la plus totale, dans les champs, cueuillant ces fruits du pêché de notre irresponsabilité collective, nous délectant de ces pêches, pommes et figues, nous voilant les yeux et nous bouchant les oreilles sur les coulisses indignes de maltraitance humaine de leurs cueillettes…Le foulard fleuri, rouge et vert, symbole des ouvrières agricoles transportées comme du bétail et finissant mortes éjectées dans les fossés de la honte, inondant pour un court moment nos réseaux sociaux et disparu depuis, est en filigrane tout au long du film. Il est porté au début du film par la jeune rebelle, l’émancipée, l’audacieuse, la féministe, la résistante…mais au fur et à mesure des scènes, dénoué, lâché sur les épaules…pour enfin disparaître à la fin du film, laissant place à une extraordinaire et sensuelle séance de maquillage collective, dans un acte de résistance, d’affirmation de soi et de libération féminine. Dans une musicalité oscillant entre sons des branches des figuiers bercées par le vent, des insectes en mouvement permanent et des oiseaux chantant, Erige Sehiri distille finement les références à notre campagne délaissée, fuie, désertée. « Quand tu casses une branche, c’est comme si tu cassais ton bras », voilà ce que dit l’une des ouvrières transmettant à un jeune cueuilleur le respect de la nature. Mais Erige Sehiri nous rassure aussi. Ces couffins en paille remplis de ces pains frais (tabouna et baguettes), ces généreuses pâtes bien rouges et plein de belles choses faites maison, le tout partagé ensemble, jeunes et moins jeunes, femmes et hommes…toujours sous les figuiers, dans la joie, la bonne humeur entourés de leurs aînées chantant leurs traditions, leurs émotions au son de la flûte, mais avec une teinte triste. La campagne reste close. Les moyens y sont rudimentaires, mais une certaine joie communicative émane de ces jeunes qui ont une soif de croquer la modernité à pleines dents. J’ai souvent critiqué les fins ‘ratées’ des films tunisiens. Avec Erige Sehiri, je me suis réconciliée avec le créatif cinématographique tunisien. La scène finale du retour collectif à la ville, entassés hommes et femmes dans cette Isuzu, chantant et applaudissant la joie de rentrer enfin, malgré la misérable paie (70d la semaine), se cramponnant à tout support du camion fragile, mais avec des sourires larges…les sourires de la foi dans un avenir meilleur et de la délectation des délices d’un présent certes difficile.

Merci Erige Sehiri. Que ton étoile scintille encore, pour longtemps.

Nw_L
8
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le 8 mars 2023

Critique lue 27 fois

N@w_L

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