La plus belle des journées au jardin d'Eden

Premier film réalisé par la Franco-Tunisienne Erige Sehiri, qui, auparavant avait fait un documentaire sur les chemino tunisiens (que je n'ai pas vu), nous montre ici une histoire très minimaliste d'hommes et de femmes qui pendant la saison des figues, travaillent à leur récolte tout en se flirtant et s'amusant. C'est dans ce verger aux allures du jardin d'Eden que, d'arbre en arbre, les femmes cherchent, sous les feuilles des figuiers, à trouver une sorte de cachette pour être libres d'être ce qu'elles sont : des ados aux sentiments et relations amoureuses.

C'est bien sûr sous les regards des femmes plus âgées qui ne jugent réellement jamais leurs cadettes. Elles aussi ont vécu ce que vivent ces femmes : des amours perdus, des drames sociaux, etc. On aurait pu s'attendre à une vision cliché de la femme arabe de l'ancien temps qui trouve cette nouvelle génération complètement décadente d'être ce qu'elle est, mais non, Erige Sehiri vient casser ce préjugé, notamment avec cette scène extrêmement touchante du personnage de Leila qui chante en improvisation ses histoires d'amour perdu, ses drames, ses souffrances et son envie de vengeance. C'est pour cela qu'elle finit en disant "astaghfirullah" (que Dieu me pardonne en arabe), car il n'y a rien de bon dans la vengeance. D'ailleurs, pendant cette séquence, il n'y a plus de sous-titres car il n'y en a plus besoin. On comprend qu'il y a quelque chose d'émotionnellement fort et ça, c'est universel, pas besoin de le traduire pour être touché. On comprend qu'elle ne porte aucun avis moral sur la jeunesse qui essaie de trouver un semblant d'art de vivre dans cette misère où les jeunes sont obligés de travailler pour survivre, comme pour le personnage Melek.

Les personnages sont si attachants, notamment Fidé, qui se moque de ce qu'on peut penser d'elle, comme dans la scène où elle se dispute avec son amie qui n'a pas peur de rappeler aux hommes que les femmes se font toucher par des hommes comme n'importe quel homme se fait toucher par une femme. Elle les remet à leur place, leur fait bien comprendre qu'ils leur arrivent d'être de sacrés "tahane" (pas de vrais hommes en gros, même si ce n'est pas vraiment sa traduction). Et la discussion qui s'en suit avec le vieil homme choqué et vexé des propos qu'a tenus Fidé à l'encontre des hommes, là où Fidé n'hésite pas à assumer ce qu'elle dit même devant le vieil homme. Mais même si en ce vieil homme se sent une sorte de patriarcat enfoui en lui, il en dégage quelque chose de doux et gentil, qui force Fidé à éviter d'être grossière avec lui et qui préfère couper la discussion saoulée de cette discussion qui ne mènerait nul part.

La réalisatrice arrive à représenter une véritable réalité tunisienne par son travail de mise en scène qui a franchement l'air de s'inspirer de Kechiche. Le film est un documentaire en fait, ça se voit qu'elle a filmé des heures et des heures de dialogues pour tout trier ensuite par le montage et garder ce qui était le plus intéressant à voir à l'écran. Ça fonctionne parfaitement, les dialogues sont d'un naturel pur et on est avec les personnages dans leurs relations qu'ils développent. J'aime la manière qu'a par moment le film de faire des inserts sur des parties du corps, comme pour les pieds boursouflés des vieilles femmes pour montrer leur ancienneté et les marques que leur ont laissées ce travail, ou quand les personnages se touchent avec leurs mains, on sent la douceur de leur peau ou encore la façon qu'a Meriem de gratter l'écorce du figuier, comme par frustration d'être tellement pudique que l'idée même de toucher son petit ami devant tout le monde serait impensable.

Le contraste fort qui s'observe entre les deux générations, où l'une est plus vulgaire, moins sérieuse au travail, se projette plus sur leur destin à l'opposition de la génération des vieilles dames qui elles sont plus sérieuses, et arrivent à mieux s'entendre entre elles (notamment sur le travail), rend le film intergénérationnel et très mélancolique, où n'importe qui peut ressentir un petit quelque chose en le regardant...

Sans parler bien sûr du jeu des acteurs qui sont tous amateurs et qui ont su parfaitement aborder leur rôle, on sent, on voit que la réalisatrice leur a laissé un certain libre arbitre pour improviser constamment pour vraiment laisser place à un naturalisme pur.

Pendant le visionnage du film, arrivé à la fin j'avais une grande appréhension ; celle que le film se conclue sur un drame...

En Tunisie, il y a beaucoup de femmes qui sont mortes à cause des accidents de la route, comme les femmes âgées se mettent constamment à l'arrière du camion dans des pick-up (le film le montre au début d'ailleurs) et bah forcément il arrive (très) souvent qu'elles perdent la vie. Mais Erige Sehiri ne fait pas cette erreur, non, au contraire, le film se clôture par une scène absolument magnifique accompagnée d'une sublime bande-son d'Amine Bouhafa où l'on voit ces personnes âgées contempler cette jeunesse pleine de vie dans un monde moderne, se filmant avec leur téléphone, ne se souciant pas du sort qui pourrait leur arriver à ce moment mais décidant de vivre et de profiter de ces instants de joie et de bonheurs, car l'accident peut arriver certes, mais il peut ne pas arriver aussi... Je me répète, mais vraiment la scène est sublime... J'aurais aimé qu'elle dure plus longtemps, qu'elle ne s'arrête jamais, comme le film...

Il y a tant de beauté dans ce film qui frôle voire touche la perfection à mes yeux, tant de choses qui y sont abordées que je ne pourrais pas toutes les regrouper...

Sous les figues d'Erige Sehiri est une parfaite représentation de tout ce qui peut nous attendre dans la vie et ce en ne restant qu'une seule journée dans la vie d'un Tunisien

ali93fmc
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le 25 nov. 2022

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