Du jardin d’Eden à l’exploitation de l’homme par l’homme

L’affiche, comme le titre, donne clairement le ton : le second long-métrage - premier de fiction - tourné par la réalisatrice franco-tunisienne Erige Sehiri nous transportera dans le vert profond de feuilles de figuiers traversées de soleil, au cœur d’un jardin édénique. Sous l’ombrage offert par ces arbres existant depuis la nuit des temps, s’ébattront de jeunes Adam et Ève, se cherchant, se frôlant, se fuyant. Point n’est besoin de serpent tentateur : ce sont ces jeunes hommes et ces jeunes femmes qui s’enroulent autour des troncs, surgissent entre les feuilles, pour mieux se charmer, se séduire…

Ainsi Melek (Feten Fdhili), la nostalgique, qui reproche à Abdou (Abdelhak Mrabti) de n’avoir pas cherché à la joindre depuis son départ à la ville côtière de Monastir, alors que la belle Fidé (Fidé Fdhili) méconnaît l'amertume et retrouve rapidement avec le jeune homme une complicité souriante et joueuse. Ou encore la trop sage Sana (Ameni Fdhili), promise à Firas (Firas Amri), qui se désole de la rigidité que la religion dicte à sa conduite…

Venue du documentaire (« La Voie normale », 2018), Erige Sehiri, également co-scénariste, avec Ghalya Lacroix et Peggy Hamann, s’est entourée d’acteurs non professionnels, qui s’expriment dans le dialecte d’un petit village berbère se trouvant au nord-ouest intérieur de la Tunisie, dans la région d’origine du propre père de la réalisatrice. Mais, même si Ghalya Lacroix, également co-monteuse, avec Hafedh Laaridhi et Malek Kammoun, a souvent travaillé avec Abdellatif Kechiche, dont Erige Sehiri revendique également l’influence, l’œuvre n’a pas la sensualité explosive de l’illustre aîné compatriote. Le cinéma de la cadette, née en France en 1982, intègre bien plus spontanément, à l’image de son premier documentaire, une dimension sociale, la question de l’exploitation de l’homme par l’homme s’imposant ici dès les premiers plans, lorsque les cueilleuses et cueilleurs de figues sont montrés, transportés de bon matin vers leur lieu de travail, souvent debout à l’arrière d’un pickup dans lequel ils sont aussi serrés et aussi peu en sécurité que des animaux. L’une des conversations se tenant à l’intérieur de la cabine de conduite souligne d’ailleurs le caractère dégradant de ces conditions d’acheminement.

Au fil du scénario, cette composante sociale va se faire de plus en plus présente, le patron charmeur et, croyait-on, charmé, se dévoilant de plus en plus inflexible, voire prédateur. Cette ligne narrative culmine dans la terrible scène du paiement des ouvriers, scène longue et significative, où les sommes calculées ne sont pas seulement financières. Car, et c’est là toute la subtilité de la réalisatrice et co-scénariste, la question de l’exploitation de l’homme par l’homme est loin de se limiter au domaine social et contamine les terrains amoureux et fantasmatique, tout en sachant éviter l’écueil d’une diabolisation du mâle, puisque l’intrication des destins féminin et masculin est clairement posée.

Si la photographie de Frida Marzouk est magnifique et excelle à recueillir toute la beauté du cadre et des protagonistes arbres, si le son travaillé par Aymen Laabidi capte avec beaucoup de délicatesse la présence bruissante et légèrement rugueuse des figuiers, si la musique d’Amine Bouhafa glisse son orientalisme avec une discrétion serpentine dans ces histoires à niveaux multiples, la candeur un peu édénique promise par le titre se trouve toutefois singulièrement complexifiée et perd de son innocence. Entre film social et intemporel, Erige Sehiri dessine une ligne très singulière, qui ménage cependant  comme une échappée ou une parenthèse de pureté dans le chant des femmes, que celui-ci éclate, en un moment de trêve, de façon isolée ou collective.

AnneSchneider
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le 12 nov. 2022

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le 12 nov. 2022

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Anne Schneider

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