J'ai de plus en plus de méfiance pour les œuvres autoproclamées cultes du simple fait de leur rareté et de leur radicalité. Pourtant Sorgoï Prakov My European Dream est un film qui attise ma curiosité depuis que j'ai découvert son existence dans l'excellent bouquin Le Cinéma Français C'est de la Merde. Un film auto produit et quasiment invisible depuis sa sortie en 2013, souvent présenté comme le croisement improbable de Borat , C'est Arrivé Près de Chez Vous, J'irai Dormir Chez Vous et Henry Portrait of a Serial Killer ; forcément ça donne envie, peut être pas à tout le monde mais à un cinéphage tordu comme moi incontestablement oui. Son absence de distribution en salles, son statut inclassable, sa propension à ne pas rentrer dans les cases télévisuelles vont même valoir à Sorgoï Prakov de recevoir Le Maudit d'Or au grand prix du festival maudit en 2016. Aujourd'hui le film s'est offert une campagne de financement participatif pour sortir en DVD et Blu-ray et se retrouve simultanément sur trois sites de streaming (Outbuster Shadowz Freaks On), l'occasion de découvrir enfin l'objet de toutes les malsaines curiosités.


Sorgoï Prakov c'est donc le nom d'un cinéaste et journaliste amateur qui vient de Sdorvie, un petit pays (imaginaire) d'Europe de l'est. Son but est d'effectuer un voyage à la découverte du rêve européen en sillonnant ses principales capitales. Seul et recouvert de différentes caméras Sorgoï commence son voyage par Paris. Malheureusement pour lui une série d'avaries et de galères vont très vite le condamner à terminer son rêve européen là ou il devait simplement débuter. Agressé, volé, dépouillé de sa carte bleue, débarrassé de son passeport qu'il brûle un soir de beuverie, abandonné par ses producteurs le rêve de Sorgoï se transforme vite en cauchemar ; celui de la marginalité, de la précarité et de la folie.


Le film débute sur un ton plutôt léger et bon enfant, le personnage de Sorgoï Prakov fait effectivement un peu penser à ce bon vieux Borat avec sa fine moustache, sa découverte candide du monde avec ce regard un peu ébahi par tout, ses grimaces et son accent à couper à la tronçonneuse. Le journaliste reporter découvre un Paris de carte postale, loge dans un hôtel classieux et se fait inviter le soir à des fêtes de bobos parisiens qui s'amusent à le saouler au bon vin français. Puis doucement le rêve va tourner au cauchemar à la suite de différentes galères. Si le film est le récit d'une longue descente aux enfers elle se fera de manière progressive et dans l'ensemble plutôt crédible. Sorgoï découvre qu'il y-a plus de touristes que de parisiens dans Paris, il se fait casser sa caméra et la gueule par des jeunes dans un quartier sensible, il se voit refuser l'entrée au Louvres, il perd sa veste avec sa carte bancaire après avoir abuser de drogues, il commence à plonger dans l'alcool à force de soirée dont il est l'atout exotique, bourré il brûle son passeport pour signifier qu'il est libre et se retrouve finalement seul et sans argent dans une ville lumière qui semble avoir d'un seul coup éteint le plafonnier pour lui. Sorgoï sombre alors dans la précarité et devient même SDF sur les quais de scène, tout ce qu'il regardait avec une envie gourmande et naïve lui devient alors de plus en plus insupportable à voir, jusqu'à provoquer chez lui haine et violence. Le rêve européen n'est plus que crasse et mauvais alcool et Sorgoï se comporte de manière de plus en plus violente envers la société dans une attitude de punk violent, provocateur et imprévisible. Il commence à voler et agresser les autres dans une démarche d'autodestruction sans jamais cesser de se filmer. Lors du dernier acte Sorgoï n'est plus qu'une bête sauvage répondant à des instincts bestiaux de chair, de sang et de sexe, le rêve européen a finalement fait de lui un animal sauvage, cruel perdu et sadique.


A travers cette descente aux enfers le film nous montre la spirale de la précarité qui conduit à la déshumanisation des individus et à la violence (même si ce n'est fort heureusement pas automatique). Si le film de Rafaël Cherkaski n'est pas à proprement parlé engagé ou porteur de message, il est difficile de ne pas y voir aussi une métaphore tordue du triste sort d'étrangers pensant trouver un eldorado (le fameux rêve européen) et qui se retrouve précaire, marginaux et misérables exclus en cultivant une forme de rancœur haineuse vis à vis d'un hôte loin d'être à la hauteur de leurs rêves initiaux. Mais Rafaël Cherkaski est plus un artiste qu'un idéologue et il est encore moins un donneur de leçon, son film est une sorte de performance d'art brut provocatrice et jusqu’au-boutiste dans lequel le réalisateur qui est aussi l'acteur principal opère une vertigineuse transformation physique jusqu'à devenir franchement inquiétant à l'écran. Artiste, acteur, réalisateur, plasticien, musicien et légèrement fou furieux Rafaël Cherkaski incarne Sorgoï jusqu'au vertige et aux limites de la folie avec perte de poids conséquente et transformation physique effrayante. Et si personne ne sera dupe sur l'aspect faussement documentaire du film en revanche le personnage est tellement étrange, dérangé et imprévisible qu'un profond sentiment de malaise finira par s'installer chez le spectateur incapable de savoir jusqu’où ira le personnage, la performance et le film lui même. Sorgoï Prakov finit par installer un profond malaise et l'on sera grès à son réalisateur de ne pas avoir succomber à une provocation extrême, facile et gratuitement trash. Même si son film pousse assez loin les potards de la violence et du malaise avec des séquences profondément perturbantes et dérangeantes le film ne sombre jamais dans le crapoteux et la facilité la plus crasse. La folie du personnage qui finit par gangrener le film lui même instaure simplement l'incertitude constante du pire jusqu'à une séquence de repas familiale aussi malsaine que terrifiante. Sorgoï Prakov est bel et bien un film choc réservé à un public averti mais il est heureusement bien loin d'un banal et gratuit exercice de simple provocation cinématographique.


Dans sa forme Sorgoï Prakov adopte donc le point de vue du vrai/faux documentaire et du film en vision subjective proche par certains aspect du found footage. Si encore une fois, à moins d'être très naïf, il me semble impossible d'être piéger par la pseudo réalité du film en revanche il cultive à merveille l'art du vraisemblable notamment dans l’interaction du personnage/réalisateur avec des passants et des intervenants divers dont il est difficile de savoir si ce sont tous des acteurs ou parfois des personnes prises un peu sur le vif du tournage. Si vous êtes très pointilleux sur la crédibilité du procédé narratif utilisé vous tiquerez sans doute sur les batteries miraculeusement toujours pleines du personnage y compris lorsqu'il retourne à une forme de vie animale en pleine forêt ou sur son intérêt à se filmer y compris lorsqu'il perd totalement la raison, mais rien de vraiment préjudiciable à la réussite de l'ensemble. Il faut savoir que dans une démarche artistique globale Rafaël Cherkaski avait pour la promotion de son film fait placarder de véritables avis de recherches concernant Sorgoï , qu'il nourrissait une chaîne youtube des pseudos producteurs du film avec moult vidéos et autre détail amusant avec certains amis impliqués sur le tournage il a rédigé sur différents sites (y compris Sens Critique) de faux avis positifs et négatifs sur le film dont certains sont peut être toujours en ligne.


Sorgoï Prakov My Européan Dream aurait pu être sans intérêt si il n'avait été qu'un simple exercice de provocation, incontestablement le film est une proposition artistique brut de décoffrage qui fait doucement glisser sur la pente savonneuse de la folie un rêve de découverte en un abyssale cauchemar existentiel, un chaos pour peut être renaître finalement à la vie ?


freddyK
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le 13 déc. 2022

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