Dans les montagnes de France rôde un ogre qui saisit et dévore des femmes. Après les avoir emportées puis dénudées, il les estourbit, les étreint si fort qu’il les broie, enroulant ses grands bras autour d’elles, pénétrant leur bouche par son pouce, faisant peser sur elles tout son poids jusqu’à les faire littéralement craquer : les membres se contractent puis se relâchent, les os cassent, brisés par la pulsion destructrice de cet homme revenu à l’état d’animal-enfant. Sans air pour respirer, sans lumière pour voir ni sons pour entendre, elles s’éteignent comme la flamme d’une chandelle. Scènes de corps-à-corps assourdies, dévorées par l’obscurité, très brutales et confuses à la fois. Les caresses se mêlent aux gestes convulsifs, aux spasmes, aux soubresauts asphyxiés, semblables à ceux de poissons hors de l’eau. La mort est là, suspendue à un dernier souffle. Empoignées telles des pantins, ces femmes rappellent les poupées contorsionnées de Bellmer. Le tueur, qui se prénomme Jean, est de fait marionnettiste itinérant dans une région des Alpes visitée par le Tour de France. Ses proies de prédilection sont des strip-teaseuses, des putes, des filles faciles. Toutes victimes de sa libido, de son incapacité chronique à aimer, à assumer un rapport sexuel sans céder à la bestialité. Cette routine meurtrière s’enraye le jour où il croise le chemin de Claire (Elina Löwensohn, aussi habitée que Marc Barbé), la trentaine encore vierge, asthénique compatissante qui, pour atteindre à la transcendance, a peut-être besoin d’un orgasme sur un lit de cailloux. Dans cet inconnu qu’elle sait dangereux pour elle et sa sœur plus délurée, la jeune femme reconnaît un être proche, souffrant de névroses jumelles des siennes, d’une timidité qui s’exprime différemment. Le pervers l’épargne pour l’obliger à une cruelle randonnée, pas tout à fait contre sa volonté. Comme si le Petit Chaperon Rouge, avide de sensations inédites, suivait le Grand Méchant Loup (dont on revêt la pelisse, à l’instar de celle de Peau d’Âne). Ce qui unit Jean et Claire n’est pas de l’ordre du social, du racontable. Il y a de la télépathie dans l’électricité de leur coup de foudre, de l’irrationnel dans leur aberrante communion mentale. Cette représentation de l’amour fou, où beauté et horreur se confondent, rappelle que l’absolu advient rarement sans une part maudite.


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Le premier long-métrage de Philippe Grandrieux, après vingt années exercées dans les domaines du documentaire et de la vidéo expérimentale, est donc un conte, une cérémonie envoûtante, un road-movie morbide entre terroir et enfer, fait de chaos et de fulgurances. Aucune règle acquise, aucune borne psychologique, aucun modèle établi, aucun repère connu. Oubliant sa raison pour mieux se laisser guider par la seule loi de l’instinct, le cinéaste nourrit ses figures libres aux morsures de l’aube et aux griffes du crépuscule. Ses images ne percent pas les ténèbres mais s’y tiennent, jouent de toutes ses nuances. Le voyage qu’il propose est proche de la transe, une transe épileptique parcourue d’accents mystiques. Naguère, l’épilepsie était surnommée "le mal sacré" ou encore le "haut mal". On retrouve au gré des séquences ces états de tension extrême, entre aveuglement et illumination. Le film vient de loin. Et tous les territoires qu’il a traversés, il leur a arraché quelque chose, formant un magma où se lisent encore les déchirures originelles et se voient déjà les cicatrices d’une greffe : l’effroi de ces corps et de ces paysages venus d’ailleurs, qui restent étrangers et pourtant s’immiscent en nous d’une curieuse manière. Son ambition métaphysique l’entraîne au-delà d’une incandescence paniquée de l’imaginaire. À l’enfer du meurtre (pénombre, bruits équivoques, râles, scansions obsédantes, souffles arythmiques) succèdent des apparitions, des visions erratiques, révélées par les forces physiques élémentaires qui dilatent la turgescence des sommets, tornades qui ploient les arbres comme des herbes vues par Tarkovski. Le réalisateur convoque la peur primitive qui est en chacun de nous et s’exprime lorsque le monde cesse d’être monde pour prendre l’aspect terrifiant du monstre des fables d’autrefois : le loup qui dévorait les personnages lui étant offerts, qui égorgeait chaque marque de civilisation, qui surgissait du plus profond des bois. Sombre a parcouru ces forêts, celles de Prusse où s’est nourri tout le romantisme allemand, celles des contrées nordiques où plonge la mythologie d’Odin.


En sculpteur de masses d’ombre, Grandrieux matérialise l’insondable et le tréfonds, rappelle que l’effet premier du cinéma découle d’une impression chimique de la lumière. S’il intègre sans les copier une somme de références balayant toute son histoire (de Murnau à Tourneur), il renvoie également à la peinture (Goya, Friedrich, Bacon) tout comme il rejoint certaines formes avant-gardistes de l’art contemporain. Qu’il joue du flou et du tremblé dans le contact des êtres ou impose un point de vue distancié et surélevé (la voiture qu’on suit sur une route à lacets, réminiscence de l’ouverture de Shining), le cadre obéit à un même tempo somnambulique. Les actes sont bruts, affranchis de l’intelligence et seulement régis par l’impulsion. Les partis pris formels exacerbent la perception en se fondant notamment sur l’alternance des prises de vue : proximité du plan rapproché qui morcelle les corps à coups de brusques décadrages et de filés, sinuosité du travelling, stase du plan fixe sur quelques panoramas somptueux et pacifiés. La bande-son procède de même, succession de plongées en apnée et d’éclats inopinés, tout comme le traitement des matières, minérales, feuillues, terreuses, aqueuses, oscillant de l’aridité à la fluidité, et le grain de la photographie, recréé de toutes pièces à partir d’éléments subjugués de la nature, de ses couleurs, de ses reflets, de ses vides, de ses pleins et de ses noirs. Tous les sens sont sollicités par des brouillages, des sous-expositions, des sonorités, des étouffements. Une séquence n’induit pas la suivante par un processus de cause à effet mais les morceaux de récit se juxtaposent, s’entrechoquent. Bien que chronologique, le scénario ne se soucie ni des béances ni des temps morts. Et cette progression par bribes, acquis d’une modernité parfaitement éprouvée, se met au service des personnages, de leur parcours, de leur échange.


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Car l’expérience de Claire est celle de la dépense totale, de la transgression ultime qui passe par tous les excès : ivresse, peur, désir, jouissance, pleurs. Jean change lui aussi, puisqu’il ne la tue pas. Il la protège de lui-même. Leur relation se construit sur le terrain meuble de l’anomalie sexuelle ; il s’ensuit un dérèglement progressif qui vient casser le rituel macabre du serial killer. Après avoir institué la mécanique obscure d’une vie, Grandrieux introduit des dysfonctionnements que provoque la seule présence de cette intruse. Tantôt la violence est stoppée nette par le cri de Claire aux abords d’un lac iridescent, tantôt elle se retourne contre Jean lorsqu’il tente de la préserver des assauts éthyliques de deux beaufs en goguette. L’enchaînement presque cyclique des plans et des scènes, bâti en amont de la rencontre, se déleste ainsi d’une partie du système, dévoilant un peu de la fragilité d’un être jusque là enfermé dans la réitération funeste des mêmes gestes. Le dos voûté de Jean traduit alors aussi bien la honte de sa propre déviance que la révélation d’une souffrance. Qu’il s’immerge dans des eaux solaires et purificatrices, exorcisé, chassé comme un animal malfaisant par la voix de Claire lors d’une séquence d’une grande solennité symbolique, ou qu’il reçoive les coups des ivrognes, il porte les stigmates d’une sensation de l’autre enfin retrouvée. C’est au bord d’une chaussée, sur une pente rocailleuse, que se concrétisera finalement l’union sensible et charnelle des deux personnages. Désordre des mouvements, saturation des sons, lui en sang et elle grisée. L’ultime étreinte qu’appose Grandrieux à la suite de cette scène cultive encore l’ambiguïté par un dénouement non dévoilé. Cette inconnue allongée dans un sous-bois est-elle une victime ou une maîtresse ? Est-ce la douleur ou le plaisir que Jean laisse ainsi derrière lui ? L’impossible réponse s’affiche alors dans la prostration fœtale du tueur, enveloppé par la densité opaque d’une forêt, composant le cadre d’un retour aux temps les plus reculés de l’histoire humaine.


On l’aura compris : Sombre est le genre de film-manifeste, téméraire et radical, qui ferme d’emblée la porte derrière lui, au bénéfice de ceux qui se sont engouffrés à sa suite, au détriment des autres. Sous les auspices revendiqués de Freud et de Bataille, le cinéaste y organise une lutte esthétique acharnée dont il ramène des images souvent stupéfiantes, relevant de la pure fantasmagorie. C’est une assemblée d’enfants filmés frontalement et qui, devant un spectacle de Guignol dérobé par le hors-champ, écarquillent les yeux, sortent d’eux-mêmes, hurlent d’épouvante et de bonheur mêlés. C’est la chevelure de Claire extatique qui s’engloutit lentement sur fond d’éther. C’est l’eau plissée et miroitante d’une rivière coulant dans un calme immémorial. C’est le repli du fauve recroquevillé dans sa tanière, minéral se fondant parmi les pierres, les arbres, le vert noirâtre et trempé de l’humus. C’est encore la voiture qui ne prend les routes escarpées qu’à l’heure du loup précisément, au moment où la lumière disparaît derrière les silhouettes noires des sapins, où les phares s’allument à la recherche des femmes, où les yeux tentent de s’accrocher aux accidents du relief, où les oreilles s’arrêtent au moindre son jusqu’à s’en trouver tout d’un coup noyées, submergées. Et lorsqu’enfin les recoins sombres s’éclairent et que les mouvements s’apaisent, d’abord dans un limpide contre-champ puis dans un travelling fluide, il ne reste alors que des visages. Celui d’une femme à l’orée de sa jeunesse pour qui l’amour s’assimile au triste souvenir d’une passion avortée ; ceux des spectateurs d’une course cycliste, comme frappés de la stupeur des zombies, captés latéralement, en plongée, en contre-plongée, et surtout en boucle — métaphore d’un grand tout géophysique vide de conscience. Nous sommes elle et eux, tous dépositaires d’un archaïsme partagé, tous capables d’exprimer une attirance incontrôlable pour l’autre, au risque d’en mourir.


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Thaddeus
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le 11 déc. 2022

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