Quelque part perché entre une dynamique à la Hawks ou Ford, mélangé au western spaghetti à la lisière d'un Corbucci ou Questi, cet étrange réquisitoire contre les exactions perpétrées par les armées américaines s'avère fascinant. Et cela en raison du contexte de sa sortie dans les salles obscures, car, très naturellement, datant de 1970, cette œuvre signée par le méconnu Ralph Nelson incarne pleinement l'identité du "Nouvel Hollywood". Loin des fioritures patriotiques et classiques du cinéma Hollywoodien à son âge d'or, même s'il est vrai qu'on ne tend pas non plus ici vers le réalisme tangible, il y a comme une volonté de remettre les pendules à l'heure, tant la violence dépeinte et le fond développé par des dialogues bien ciselés imposent une critique implacable. En effet, Soldat Bleu, nom uniforme, j'ose le dire, synthétise tout un pan des fondamentaux américains, basés sur l'extermination sans nuances des peuples locaux et, notamment, sur son exploitation pour "la patrie". D'ailleurs, le questionnement autour de l'attachement à son pays, au groupe auquel on appartient, est inhérent à l'écriture de John Gay qui, adaptant le roman de Theodore V. Olsen "Arrow in the sun", assure une véritable puissance argumentative chez ses personnages. De facto, le début du film, marqué par une première scène de massacre, entraine deux individus sur la même route : le soldat Gent et la belle sauvageonne blanche Cresta Maribel Lee. De cette rencontre assurément fortuite découle une fine analyse de caractère débouchant sur une dichotomie entre deux conceptions politiques : l'un pense à sa patrie qui se doit d'explorer et d'exploiter ces terres incertaines, et l'une affirme qu'il s'agit bien d'une insulte à la Nature que de s'octroyer des terres qui n'appartiennent qu'à ceux qui les occupent depuis bien longtemps, à savoir les Indiens. De là se noue une relation à la fois austère et tendre, entre un homme inexpérimenté, soldat par conformisme, et une femme peu farouche, presque primitive tant son naturel s'expose comme une plaine lointaine à la vue du soleil brûlant.
Je divulguais précédemment l'aspect pittoresque et baroque de cette œuvre. Car il est indéniable que Soldat Bleu surprend. L'on pourrait aisément croire que c'est par son intrinsèque crudité et sa violence graphique, mais, étonnamment, cela s'impose davantage par sa narration et les registres mis au service de l'image. On se surprend même quelques fois aux lèvres un sourire impromptu, par le biais de situations burlesques, dans la longue première heure qui se centralise sur l'aventure sauvage, lyrique et rocambolesque d'un duo somme toute tordant. Il s'agit, en réalité, d'un voyage initiatique incarnant comme un retour dans la Nature. Cette escapade Romantique détonne de ce que nous promettait l'aura polémique du film au postulat. On se rend compte progressivement que les personnages évoluent, que leur pensée aussi et que, naturellement, la nôtre s'en trouve impactée par la force persuasive de certains discours de Cresta, fervente partisante des Indiens, ayant vécue avec eux. Les préjugés sont démontés au fur et à mesure que les personnages s'enfoncent dans la densité du paysage. Jusqu'au coup de théâtre final. Depuis que l'on s'est disposé sagement pour assister à cette perle méconnue, nous savons par quelle issue tout cela se concrétise. Foin de la satire et de la comédie farcesque hybride, la dimension devient tragique. Le soldat candide et insouciant, après son voyage en ces terres éloignées, s'expose à la douleur de la lucidité. Le massacre est montré sans filtre. Des bras arrachés, des balles qui fusent dans les visages courageux de ces hommes et femmes se battant pour leur liberté, des enfants explosés, des corps scalpés, des femmes violées et dont les seins sont disséqués, des groupes entiers rasés, brûlés, écrabouillés. L'Horreur.
De là, on prend conscience de l'ampleur et de l'absurdité du cours des choses. Par ce renversement de valeur, la focalisation et l'identification du spectateur change de camp. Il n'y a pas de mots pour expliquer la suite. La polémique est présente, et l'on ressort avec une étrange envie d'uriner sur le prétendu drapeau de la Patrie Libre et Iconique. L'Amérique d'aujourd'hui s'est bâtie sur le sang de l'Amérique du passé. Ralph Nelson nous le rappelle : l'on dit que "ce fut peut être le crime le plus ignoble et le plus injuste dans les annales de l'Amérique".
K.V.
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