[Étude comparée du livre et du film -spoilers pour l'un comme pour l'autre]


I - Terre, Terre !
En lisant le roman Solaris de Stanisław Lem, on comprend aisément ce qui a pu y séduire Andreï Tarkovski, tant s'y retrouvent plusieurs des marottes du réalisateur soviétique : le rapport de l'Homme à la science et au divin, l'appréhension du futur, le deuil du passé, et puis surtout, il y a de l'eau, beaucoup d'eau ! Au bout du compte, le mariage était peut-être un peu trop rêvé, car ce que Tarkovski va faire avec Solaris, c'est se l'approprier au point de, sinon le dénaturer, du moins en changer radicalement la teneur.


Mais avant d'explorer ces différences en profondeur, autant laisser l'auteur du roman donner lui-même son avis sur la question : "Tarkosvki n'a pas adapté Solaris ; il a adapté Crime et Châtiment", déclara-t-il, amer. Shots fired! Lem s'exprima également sur l'absence quasi-totale, et assez surprenante, de la planète elle-même dans le film. Pour qui a lu le roman, le contraste est en effet saisissant, l'océan planétaire faisant sentir sa présence à chaque page ; une présence mystérieuse et inquiétante, comme une ombre géante. Tarkovski, lui, se contente de quelques prises de vue aériennes et puis c'est tout ! Sa version de Solaris, en tout cas dans sa deuxième partie, est essentiellement un huis-clos alternant entre trois ou quatre décors différents. On regrettera aussi l'absence des jeux de lumières dus aux soleils rouge et bleu, sur lesquels Lem insiste beaucoup.


Mais qu'ils aient été prémédités ou sacrifiés au nom du budget et d'une technologie limitée, ces choix ne sont pas uniquement stylistiques : ils servent la direction prise par le réalisateur, qui est de recentrer le récit autour de son couple principal. Point de dissertations sur les "symétriades", "mimoïdes" et autres manifestations de la supposée intelligence de l'océan : Solaris-film est avant tout une histoire humaine, celle du psychologue Kris Kelvin et de sa femme Harey (ou "Khari", comme le dit le sous-titrage français), suicidée dix ans auparavant et réapparue sur la station spatiale, sous forme de projection matérialisée par la planète. Pour conférer à ces personnages une substance qu'ils n'ont pas immédiatement dans le texte original, Tarkovski va, dès l'entame, prendre ses distances avec ce dernier.


Solaris-livre est un de ces romans dont le début aurait pu être la fin, et la fin le début. Conscient qu'adapter à la lettre ses premiers chapitres, abrupts et atmosphériques, pourrait s'avérer contre-productif, Tarkovski fait le choix a priori salutaire du réassemblage. Fidèle à sa devise ("Un film est une mosaïque de temps"), il pioche quelques passages du chapitre 6 Le Petit Apocryphe (en l'occurrence, l'interrogatoire de Berton relatif au bébé) pour mettre son spectateur dans l'ambiance des mystères de la planète, tout en créant un contexte terrestre et familial que Kelvin n'a pas du tout dans l'ouvrage de Lem.


De fait, si la présence de Solaris paraît anecdotique hors le personnage de Harey, notre bonne vieille Terre joue un bien plus grand rôle que dans le livre ; sans aller jusqu'à dire que son rôle et celui de Solaris sont intervertis, elle a néanmoins une "présence" qu'on ne lui retrouve pas chez Lem. Ce dernier avait pris soin de déraciner Kelvin, d'en faire un aventurier dont le seul passé que nous lui connaissions restait ambigu car inavouable. Tarkovski n'abat pas toutes ses cartes d'un coup mais il insiste sur le mal-être permanent du psychologue, qui semble passer ses journées à errer en silence près de la datcha de son père.


Kelvin n'est d'ailleurs pas le seul à traverser une sale passe, puisque Tarkovski prend la liberté de faire de Berton - qui n'apparaît que via des enregistrements dans le roman - son vieil ami et le principal catalyseur de son départ pour Solaris. Le réalisateur soviétique nous gratifie au passage d'un étrange montage citadin, dans le silence de la voiture de Berton, agrémenté de sons électroniques ; sans doute sa façon d'adapter la réplique suivante, tirée du dernier chapitre du livre : "Le retour chez soi... mais qu'est-ce que cela signifiait pour moi ? La Terre ? Je pensais à ses grandes villes surpeuplées, bruyantes, où je me perdrais [...] Je me noierai parmi les hommes.", mais attribuer ce spleen à un personnage secondaire le rend hors-sujet. Cela aurait pu faire une meilleure fin si Tarkovski avait respecté l'échelonnage de Lem et était resté focalisé sur Kelvin, mais soit.


II - La Mer ? Non, la Mère
Une fois notre héros arrivé sur la station, au bout de presque une heure de film, la fidélité au texte-source semble davantage de rigueur. Tarkovski utilise ses décors avec son brio habituel, promenant sa caméra dans des couloirs cylindriques dont on ne voit jamais la fin, ou l'utilisant en POV pour espionner le nouvel arrivant. Il en résulte que l'ambiance oppressante du début du livre est parfaitement recréée. Au passage, félicitons-nous que le "visiteur" de feu le docteur Gibarian soit devenu une petite fille rousse, en lieu et place de la Vénus hottentote taille XXL de Solaris-livre !


Mais c'est lorsque Harey fait son apparition que Tarkovski commence vraiment à se démarquer de Lem. Certes, l'océan est peu présent, comme le déplorait l'écrivain polonais, mais la difficulté du dialogue entre son ambassadrice inattendue et le terrien confus est bien là. C'est parce qu'il voit en elle le spectre de sa défunte femme ("Ne dis rien" "Pourquoi?" "Pour que tu n'oublies pas que c'est moi qui suis ici et pas elle.") et non le fameux "Contact" tant recherché par des générations de solaristes avant lui, que Kelvin échoue à sa mission, comme tous les autres. Cette cécité des savants imbus de leur prétendu savoir est cependant dénoncée par Harey elle-même dans le film, et non par Snaut, le plus fin des trois Terriens du roman.


En cela, Solaris-film bénéficie de la plus grande objectivité de la caméra du réalisateur, ainsi que du jeu sensible et touchant de l'interprète de Harey, Natalia Bondartchouk. Placée entièrement du point de vue forcément biaisé de Kelvin, Harey de Solaris-livre suscite certes la compassion, mais aussi l'horreur et la répulsion, notamment lors de la scène de la fusée, glaçante sous la plume de Lem mais plus anodine sous la supervision de Tarkovski. Le cinéaste ne lui fait cependant pas de cadeaux puisque, fidèle à son idée d'ancrer davantage ses protagonistes dans un univers terrestre plus développé, il crée une rivale à la pauvre Harey : la propre mère de Kelvin.


Cette invitée-surprise change drastiquement la donne : le sacrifice de Harey n'est plus seulement une marque d'amour, d'autant plus profond et sincère qu'il n'est pas reconnu en tant que tel par celui dont il est l'objet ; c'est aussi un aveu d'impuissance. Pour toute la culpabilité que le spectre de Harey engendre chez Kelvin, elle n'est rien à côté d'une autre culpabilité plus ancienne, quasi-originelle : celle du fils envers les parents, ou plus généralement, de l'humanité envers Dieu. Et c'est là que la remarque acerbe de Stanisław Lem relative à Dostoïevski prend tout son sens.


III - Schuld und Sühne
Kris Kelvin de Solaris-livre a a priori peu en commun avec Rodion Raskolnikov, l'étudiant exalté et meurtrier du célèbre roman de Dostoïevski (dont le titre est parfois traduit en allemand, de manière significative, en "Faute et Expiation"). il faut dire que sa responsabilité dans la mort de Harey y est plus floue, et en tout état de cause plus indirecte, que celle du Pétersbourgeois dans la mort de la méchante usurière. Mais fidèle à la tradition littéraire et artistique russe (son père Arseni était poète et fréquentait Akhmatova, Tsvetaïeva, Boulgakov...), l'œuvre d'Andreï Tarkovski est marquée du sceau de la spiritualité et de l'eschatologie. Puisqu'il a déjà pris soin de baser "son" Kelvin dans un décor de datcha digne d'un tableau d'Ivan Chichkine, Tarkovski va le "russifier" encore un peu plus en faisant de la destruction de sa relation avec sa famille le vrai compas de ses actions.


Dans le roman de Dostoïevski, c'est la conscience morale que Raskolnikov développe petit à petit qui le pousse à expier son crime ; il en va de même dans Solaris-film, où Kelvin s'engage à protéger Harey moins par culpabilité envers elle que parce que sa négligence, entre autres, a fait de lui un mauvais fils et un mauvais homme. Tarkovski a beau y faire directement référence ("C'est du mauvais Dostoïevski, mon cher", ricane le pédant Sartorius face à la logique de Kelvin), et détourner le célèbre leitmotiv de l'écrivain ("La honte ! Voilà ce qui sauvera l'humanité !"), la greffe est douloureuse. Est-elle ratée pour autant ?


N'en déplaise à Lem, Solaris-film n'est pas une adaptation littérale de Crime et Châtiment. Sa fin a beau être totalement différente, elle n'en conserve pas moins l'idée de seconde chance, d'un renouveau possible uniquement en faisant la paix avec les démons du passé ; jugez plutôt cet extrait de l'avant-dernière page du roman : "Immobile, le regard fixe, je m'enfonçais dans un univers d'inertie jusqu'alors inconnu, je glissais le long d'une pente irrésistible, je m'identifiais à ce colosse fluide et muet - comme si je lui avais tout pardonné, sans le moindre effort, sans la moindre pensée." Il y est bien question de pardon - de celui de Kelvin à lui-même, que l'on ne s'y trompe pas !


IV- Conclusion
Alors, comme pour l'absence de l'océan, serait-ce davantage la forme que le fond qui dérangea Stanisław Lem ? Peut-être bien, et il est difficile de l'en blâmer, car au-delà de la question de l'omniprésence de la planète ou non, il faut reconnaître que la fin du film de Tarkovski, spectaculaire et rendue encore plus solennelle et sentencieuse par la musique d'Eduard Artemiev, n'a rien de la poésie de celle du roman. En théorie, l'optimisme exprimé est le même, mais sans la subtile touche de mélancholie de Lem, le résultat n'est pas le même.


Comparer le livre à son adaptation en film est, neuf fois sur dix, peu flatteur pour cette dernière. Solaris d'Andreï Tarkovski fait partie du dixième restant - jusqu'à un certain point. Personnellement, je ne pense pas qu'on puisse parler de hors-sujet, ni même de "détournement", mais le mysticisme cher au réalisateur soviétique ne se marie pas toujours bien avec la facétie et la foi en le progrès technique du romancier polonais, surtout en fin de film. Au final, Stalker me paraît un meilleur compromis entre les deux approches, en reprenant une partie du plaidoyer de Lem en faveur de l'inexplicable, sans que sa sauce religieuse paraisse incongrue ! Et cela tombe bien, ce film-là se termine sur un verre à moitié-rempli...

Szalinowski
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le 24 oct. 2020

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