Short Cuts
7.5
Short Cuts

Film de Robert Altman (1993)

Après une carrière déjà bien remplie, Robert Altman revient sur le devant de la scène avec deux succès dans les années 1990 : The Player et Short Cuts. De manière similaire, les films exposent les aspects peu flatteurs d’une Amérique post-Ronald Reagan. Si son cinéma s’intéresse rarement à la politique (exception faites avec Secret Honor, focalisé sur les monologues de Richard Nixon en huis clos), il n’en reste pas moins parsemé par sa description de certains milieux : Hollywood dans The Player, l’industrie musicale dans Nashville, un hôpital militaire dans M.A.S.H., la campagne texane dans Trois Femmes ou encore la période des cowboys dans John McCabe et Buffalo Bill et les indiens.


En s’attelant à ce projet, Altman explore un sous-genre spécifique : le film choral. Ce type de film tend à rassembler divers personnages, récits et destins dans une seule œuvre où ils se croiseront (ou pas) au fil de l’histoire. En référence au chœur musical, le film choral met au même plan chaque intrigue par un système de chassés croisés, comme l’indique le titre québécois du film. Dans M.A.S.H. ou même The Player, Altman offre une pléthore de personnages mais c’est dans Nashville qu’il exploite entièrement ce concept. Entrecroisant les destinées de diverses personnes du milieu musical dans une Amérique fracturée par divers mouvements sociaux, guerres et tragédies, le cinéaste livre une œuvre dense autant dans son récit que son fond historique.


Pour Short Cuts, le cinéaste américain s’inspire de diverses nouvelles de Raymond Carver, auteur ayant parfait l’art de la nouvelle par des histoires intenses sur le quotidien prolétaire états-unien. De cette source, il mélange les écrits pour produire une fresque sur une Amérique malade composée de vingt-deux personnages interprétés par de nombreuses stars d’Hollywood (Julianne Moore, Robert Downey Jr., Jennifer Jason Leigh, Jack Lemmon, Tom Waits, Tim Robbins, …). Le long-métrage transcende le genre par son efficacité narrative et visuelle en maintenant la même focalisation sur tous les personnages. De la plus insignifiante interaction à la tragédie familiale, Altman donne une épaisseur aux êtres constituant la toile que devient Los Angeles.


Le générique installe, par un titre brisé se rassemblant comme un puzzle, l’idée de morceaux fracturés. Les noms du casting flottant, disparaissant au fur et à mesure sont à l’image des destins croisés et enchevêtrés. Un assemblage de vies distinctes qui forment néanmoins une image d’ensemble, plus large et complexe d’une humanité en crise. Le ballet d’hélicoptère sur lequel les titres adviennent définit la trajectoire par laquelle les personnages apparaissent à l’écran. Déversant un insecticide, les engins volants tracent une route géographique d’où les différents personnages nous sont présentés.


« Nous sommes en guerre contre les mouches » dit le présentateur tv dans un spot diffusé dans un taxi conduit par Earl (Tom Waits). Le climat est instable et pourtant enchanteur par les mouvements gracieux des hélicoptères, couplé au montage présentant les différents récits : la vie de famille du présentateur, un concert où des personnes s’invitent à dîner, un jeune couple dysfonctionnel, un homme à la conquête d’une ancienne amante, un groupe d’amis dans un bar jazz, etc. Dans cette introduction, le cinéaste livre une somme considérable d’informations qui reviendront par la suite. Parfois au sein de la même scène, il introduit plusieurs pistes d’intrigues tout en réussissant à ne jamais perdre le public par une narration efficace et économe.


Cela se retrouve dans une scène anodine en apparence. L’action se déroule dans une pâtisserie où plusieurs clients et clientes viennent chercher des gâteaux. Par la sobriété de sa mise en scène, un dézoom et un panoramique, il suit en plan-séquence divers personnages. À l’opposé d’un morceau de bravoure visuel comme dans Magnolia de Paul Thomas Anderson (hommage revendiqué à Robert Altman), la caméra se fait oublier pour laisser place à l’action. Le cinéaste rassemble quatre personnages avec aisance, sans forcer sa mise en scène, où le hasard et le destin relie les destins. Parfois pour une interaction comique, tragique ou simplement trivial à l’image du quotidien qu’il représente.


En alliant différentes trajectoires de vie, en plus d’une représentation des imprévus du quotidien, Altman capte les passions et les désirs. En somme, des relations humaines complexes à travers les afflictions tragiques du destin ou les trajets vers une inéluctable violence. Deux émotions primaires jouent un rôle, l’amour et la haine, dans les relations dont la problématique semble être l’impossibilité de communiquer. Sous chaque intrigue, action et interaction se jouent des émotions réelles qui arrivent rarement à être transmises.


Les signaux d’alarmes dépressif de Zoe à sa mère, la frustration sexuelle de Jerry face à sa femme Lois travaillant au téléphone rose, ou Paul voulant se faire racheter par son fils Howard. En détaillant leurs interactions, Robert Altman indique, outre des émotions réprimées, une impossibilité d’écouter l’autre. Pour Zoe, c’est une fausse tentative de suicide résultant en une réelle, pour Jerry une violence misogyne sur une innocente tandis que Paul s’enfonce dans ses propres mensonges face à un fils le rejetant d’autant plus. L’intrigue d’Ann et Howard, loin de ses problématiques, plonge dans une spirale de rancœur et de culpabilité à travers l’accident de leur fils. Un des récits les plus tristes qui pourtant finit sur une touche lumineuse par la sous intrigue improbable du pâtissier.


Au cœur des relations, le long-métrage traite du rapport hommes-femmes dans sa dimension la plus violente. La plupart des intrigues explorent la brutalité du patriarcat dans son versant le plus néfaste, celui de la masculinité toxique. Montrée de façon extravagante voire hilarante avec le personnage de Gene (brillamment interprété par Tim Robbins) en policier trompant sa femme ou Stormy, aviateur détruisant l’appartement de son ex-compagne. Derrière la façade comique, Altman détruit peu à peu l’ego masculin pour la montrer tel quel est, pathétique.


Lorsque le film redevient sérieux, il provoque la sidération. Lorsqu’il se révèle que le vieux monsieur proposant un tour de magie dans l’hôpital est le père ayant abandonné la mère d’Howard. Tentant, une dernière fois, de se rapprocher de son fils au moment où Howard perd son propre enfant. La violence finale de Jerry, l’agent d’entretien de piscine, paraît aussi vide de sens qu’elle était entretenue depuis le début par ses regards mutiques, exprimant davantage sur sa frustration.


Les problématiques au cœur des relations sont cachées, mises de côté ou esquivées notamment par la récurrence des histoires d’infidélités. Cette thématique se retrouve dans une image hantant Short Cuts, une femme morte dénudée dans un lac. Découvert par un groupe de pêcheurs qui au lieu de prévenir la police laisse le cadavre comme s’il ne l’avait jamais vu. Ce corps est de trop dans l’image, rejeté par l’altérité qu’il renvoie, celle des violences qu’infligent les personnages masculins à leurs partenaires. Dans ses détails, Altman fait ressurgir un refoulé mortifère et mélancolique. Le drame des relations humaines ressort dans une profonde violence, plus seulement aux mains du hasard ou de la chance mais par un système ancré au cœur des mœurs américaines. Le mal que l’on se fait devient vertigineux, sa trivialité n’en est que plus tragique.


Article à retrouver sur On se fait un ciné ?

Créée

le 13 déc. 2023

Critique lue 11 fois

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Jolan F.

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