Satyricon
6.8
Satyricon

Film de Federico Fellini (1969)

Il arrive parfois dans notre vie qu'on croit avoir tout vu, qu'on s'asseye sur notre savoir, satisfait de nous-mêmes, persuadés que plus rien ne pourra nous surprendre, qu'on a déjà atteint la sphère des "gens cultivés" ; et puis, au hasard d'une soirée, on regarde un film en passant, et on se prend une grosse claque, et on se dit qu'il faut tout recommencer. C'est un peu ce qui m'est arrivé en regardant le Satyricon.

Le Satyricon, c'est d'abord un feu d'artifice. On croit tout d'abord qu'une trame narrative va se mettre en place, mais il n'en est rien. Les tableaux des voyages d'Encolpe et Ascylte se suivent sans la moindre logique, tout fuse, tout désarçonne. La première scène se passe en huis clos, dans un bordel romain, tout en pierres noires. Les deux jeunes éphèbes traversent indifférents toute la laideur et la déréliction de cet endroit pour chercher une chambre où consommer leur amour. La caméra fait un travelling parallèle au mur du bordel, si bien que nous voyons, furtivement, une chambre après l'autre. Un déluge de couleurs, d'horreurs, de malaise. Le plus terrible, je crois, dans ces scènes horribles, c'est tous les personnages semblent trouver tout ce qui se déroule totalement normal (de même dans Salo de Pasolini).

Et, sans transition, le bordel est détruit (colère divine ?) et l'on se retrouve dans un musée. Nous sommes dans un monde totalement irréel, clairement fantasmé. Fellini va beaucoup plus loin dans le délire que Pétrone ne le faisait dans le livre original. Le réalisateur va mener dans son extrême un monde régi uniquement par le sexe et les pulsions. Si bien que beaucoup y ont clairement vu, avec raison je pense, une critique acerbe de la société de consommation (Fellini ne choisit pas pour rien un monde avant la chrétienté, d'où l'affiche du film "Rome before Christ, after Fellini").

Parmi les éléments terribles du film, il y a les images gratuites : un ascenseur en bois qui passe dans le musée, un cheval dans une mare (sans doute référence au même cheval dans Andréï Roublev de Tarkovski ; je n'en ai jamais compris la signification), un homme à tête de poisson dansant à côté d'un menhir (ceci n'est pas un symbole phallique). Et, dans chaque scène "bordélique", il y a toujours un personnage, au premier rang, qui fixe la caméra. Cela participe sans aucun doute de la distanciation (Brecht, etc.) : les scènes doivent questionner le spectateur sur sa propre vie, sa propre société. De même, je me demande toujours où les réalisateurs italiens trouvent leurs acteurs, qui ont tous des figures et des mimiques improbables, terrifiantes.

Fellini nous met sous les yeux une poésie de la laideur. Tout ce qui est raconté est bas (vieux satyres, riches mégalomanes et abrutis, problèmes d'érection) mais prend une dimension incroyable sous la caméra de Fellini : tout fait signe vers autre chose, vers une réflexion sur le rôle du cinéma, sur ce qu'était la Rome Antique, sur le monde avant la chrétienté, sur notre société actuelle ; et surtout, tout est beau, tout frappe, les couleurs, les décors apocalyptiques, les visages terrifiants. La mort du Poète est un moment sublime, mais renversé une heure plus tard par le retour de ce même poète en phallocrate dégueulasse ; tout réjouit, tout désespère.

Ma scène préféré reste celle avec Trimalcion, le riche mégalomane, qui possède tout et cède à tous ses caprices. C'est le délire général : toujours le déluge de couleurs et de visages, et une effervescence d'objets qu'on retrouve peu de fois dans l'histoire du cinéma. La dernière fois, ce fut la scène d'orgie dans le dernier Gatsby le Magnifique de Bar Lurhmann. Mais chez Fellini, la caméra n'est pas intrusive comme chez Lurhmann, on ne fait pas du grand spectacle : la caméra est là, plantée, elle montre sans se complaire dans la fête, et toujours un personnage au premier rang regarde le spectateur, pour lui rappeler sa condition de spectateur, et de voyeur ; on ne peut pas, chez Fellini (comme 6 ans plus tard chez Pasolini), se complaire dans les images qui nous sont proposées.

Ce film a donc été une très forte claque. Il est évidemment impossible d'éclairer ici tout le détail de ce chef-d’œuvre (j'y reviendrai peut-être, un jour), nous ne pouvons qu'ouvrir des pistes pour la compréhension d'une œuvre aussi fantasque, aussi brisée narratologiquement, aussi poétique. Mention spéciale pour les ruines de la toute dernière scène : les personnages réapparaissent furtivement sur des fresques de couleurs, brisées. Souvenir d'un temps passé qui reste dans le présent.
Clment_Nosferalis
9

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Créée

le 28 déc. 2013

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