Sans toit ni loi, drame d’Agnès Varda réalisée en 1985, constitue l’apothéose d’une carrière globalement orientée vers les déboires du flâneur, souvent incarné par un des gens du peu qui ce soit (vagabonds, personnes issues de milieux ruraux, malades, solitaires… similairement à la liste énumérée par Simmel), sous une empreinte ouvertement féministe. Ce film met en scène, sous la forme d’une suite de témoignages propice au flashback, les errances et rencontres de Mona (Sandrine Bonnaire), jeune SDF retrouvée morte de froid en plein milieu d’un champ à Nîmes.

Dans un double-extrait de Charles Baudelaire tiré du recueil d’essais Peintre de la vie moderne (1863), le poète définit la figure du flâneur en ces mots :

Le flâneur […] [ce solitaire] […] a un but plus élevé que celui de pur flâneur, un but plus général, autre chose que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce petit quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité [...]

Avant de définir ce qu’il entend par la modernité :

Il s’agit, pour [le flâneur], de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire.

Il énonce ainsi l’idée que le flâneur est un homme libre observant les choses à un rythme lui octroyant une réflexion sur ce que l’Histoire s’avère le plus enclin à retenir. Si la définition qu’il donne ultérieurement du « flâneur parfait » diffère complètement de ce qui est suggéré par le film de Varda, celui-ci glisse des analogies éclairantes entre sa façon d’aborder des sujets tels que la précarité et la jeunesse vagabonde, plus particulièrement féminine (un fil conducteur dans la carrière de la cinéaste), et le miroir de son temps qu’il établit en parallèle du miroir universel. C’est ce que Baudelaire définit comme étant «la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel immuable». Varda était justement souvent considérée comme une artiste d’une grande modernité, abordant lesdites thématiques lui tenant à cœur avec une œuvre sincère et témoin de son temps.

La flânerie se manifeste ici par le voyage sans but ni balise bravé par l’héroïne, solitaire et addict à la cigarette, qui sera finalement vaincue par le froid, le comble ultime pour une intrigue ayant pour fin entre autres d’exposer le monde dans sa pluralité humaine. Par ailleurs, c’est en cela que le film de Varda se confond à la philosophie baudelairienne: une femme, âgée d’à peine vingt ans, a conscience qu’elle n’est pas vouée à un brillant avenir mais continue malgré tout de découvrir la religion dans laquelle se retrouve ainsi que ses composants, pour le meilleur comme pour le pire.

Il s’agit de l’opus où la représentation des classes sociales s’avère le plus présente. Si Pierrot le Fou est un récit de lutte implicite entre destin bourgeois et destin libertarien, Sans toit ni loi s’en distingue en excluant toute suggestion esthétique d’aspiration révolutionnaire. Néanmoins, elle s’avérerait, le cas échéant, davantage une suite de constats sur l’état de la population française aux yeux de la plus basse. Le statut de vagabonde de Mona, lui octroie quelque part plus de liberté quant à sa considération des différents personnages qu’elle rencontré et allégorisant chacun une classe sociale ou une tranche d’âge différente.

Sans toit ni loi peut être considéré comme un road movie à pieds, donc à demi-similaire à Pierrot le Fou, mais au contraire dans ce dernier, le flâneur ignore qu’il est condamné à une morte certaine, bien que la force-vive du couple repose sur son amour capable de basculer à tout moment. Dans Sans toit ni loi, Mona ne peut compter que sur elle pour se maintenir en vie, sur son charme pour séduire autrui et passions animent sa longue promenade.

Baudelaire dans ledit texte, écrit :

Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux [...].

Le voyage de Mona est ainsi celui d’une fille sans histoire au travers de la société moderne. Cette idée s’en trouve particulièrement illustrée dans une courte scène durant laquelle Mona suscite l’énervement d’un jeune berger l’hébergeant alors. Il proclame la phrase :

On te donne un bout de terre, tu n’en as rien fait.

Elle lui répond alors qu’elle n’a pas quitté son poste de secrétaire et les chefs de bureau pour « en retrouver un à la campagne », à cela le berger répond :

Tu as lu trop de romans-feuilletons, je crois.

La flâneuse Mona peut ainsi être considérée comme un miroir à reflet polymorphe, ou comme l’énonce Baudelaire :

Un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie.

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le 11 août 2023

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