Sans Soleil, réalisé par Chris Marker, sort en France en 1983. Sa forme littéraire et épistolaire est la marque de son réalisateur qui relate ses voyages à travers le monde qu’il parcourt pour mieux se connaître en se frottant à autrui. Tout le film se déroule entre petites histoires, courtes méditations, intuitions poétiques, observations documentaires, réflexions sur la mémoire et le temps. Sans Soleil n'est pas un documentaire ni une fiction, même s'il doit aux deux quelque chose, mais un poème cinématographique où le texte et la voix ont un rôle décisif, et ne répond pas à la notion classique de mise en scène, n’a ni intrigue ni action, ni personnages au sens fictionnel. Le narrateur y explore deux civilisations, le Japon et l'Afrique de l'Ouest (Cap-Vert et Guinée-Bissau), mais filme également des enfants en Islande, les lieux de tournage de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958), etc. Ainsi, tout au long du film, une femme (Florence Delay) lit et commente les lettres qu'elle reçoit d'un ami cameraman qui parcourt le monde et s'interroge sur le sens de cette représentation du monde dont il est perpétuellement l'instrument, et de cette mémoire qu'il contribue à constituer. Hayao Yamaneko participe à cette représentation du réel en disloquant les images de la mémoire au synthétiseur qu’il appelle la Zone, en hommage à Stalker d’Andreï Tarkovski (1979). Capable de fabriquer à la fois la réalité ou l’imaginaire, ou un pont entre les deux, la vidéo-synthèse utilisée pour la représentation de la Zone vient renforcer ce questionnement sur le réel.


•Comment Sans Soleil interroge notre rapport à la mémoire ?

Le film de Chris Marker remet en question la capacité du cinéma à capter le réel et à représenter la mémoire. Dès les premières images, le narrateur souligne la difficulté à représenter le réel et la mémoire. Il évoque la manière dont la caméra est un instrument qui permet de figer les moments de la vie, mais qui ne peut jamais restituer complètement leur signification. En cela, le cinéma est confronté à une limite : il ne peut jamais reconstituer fidèlement la réalité passée. C'est pourquoi Sans Soleil utilise différents régimes d’images pour évoquer la mémoire de manière fragmentaire. Le film fait appel à des images d'archives, des séquences tournées par le narrateur lui-même et des extraits de films de fiction pour évoquer la mémoire de manière impressionniste. Le montage est utilisé de manière à créer des rapprochements inattendus entre les images, comme la mémoire et les rêves peuvent opérer (on peut penser au Miroir de Tarkovski, 1975), ce qui permet de créer des associations subtiles entre des éléments qui, en apparence, n'ont pas de lien direct entre eux. De même, la voix off joue un rôle important dans la construction de la mémoire. Le narrateur évoque sa propre mémoire, mais aussi celle des autres, à travers des anecdotes et des récits personnels. Il fait également référence à d'autres films et à d'autres époques, créant ainsi un réseau cinématographique qui se superpose à sa propre expérience.

Il est intéressant d’observer les liens entre Sans Soleil et La Jetée (1962) du même réalisateur (outre l’intérêt pour les regards caméra comme instants de vérités qui surgissent brutalement), pour évoquer notre rapport à la mémoire. La Jetée est un court métrage de science-fiction qui raconte l'histoire d'un homme qui voyage dans le temps pour trouver une réponse à la destruction de la Terre. Dans Sans Soleil, Chris Marker explore également les thèmes de la mémoire et du temps, mais d'une manière très différente. Alors que La Jetée utilise des images fixes pour raconter une histoire, Sans Soleil utilise des images en mouvement pour créer une ambiance poétique et méditative. Les images sont souvent décontextualisées et présentées de manière désordonnée, créant une sensation de désorientation chez le spectateur. Cependant, les deux films partagent une préoccupation commune pour la nature de la mémoire et du temps. Dans La Jetée, l'homme voyage dans le temps pour essayer de changer le passé et sauver l'avenir. Dans Sans Soleil, le narrateur voyage dans le monde pour explorer la nature changeante de la mémoire et du temps dans différentes cultures. Les deux films montrent que la mémoire est une construction subjective, influencée par les expériences vécues et les perspectives individuelles. Ainsi, on peut dire que La Jetée et Sans Soleil interrogent tous deux notre rapport à la mémoire et au temps, mais de manière différente. Alors que La Jetée se concentre sur la possibilité de modifier le passé pour influencer l'avenir, Sans Soleil explore la manière dont la mémoire peut être influencée par le contexte culturel et historique dans lequel elle est construite. Ensemble, ces deux films constituent une exploration fascinante de la manière dont nous percevons et construisons notre propre histoire et notre propre mémoire.

Le lien entre Sans Soleil et Vertigo est également important pour comprendre la manière dont le film interroge notre rapport à la mémoire. Dans Sans Soleil, Chris Marker filme les lieux de tournage de Vertigo, le célèbre film d'Alfred Hitchcock. En filmant ces lieux et en montrant à l’image des photogrammes (échos de La Jetée) tirés du film Vertigo, Chris Marker fait un lien entre les deux films, mais aussi entre la mémoire et le cinéma. Les lieux de tournage de Vertigo sont devenus des lieux de mémoire, des lieux où un film a été créé et où des acteurs ont joué. Mais ces lieux sont aussi des lieux fictifs, créés pour le film, et qui ont été transformés par la mise en scène d'Hitchcock. La mémoire est ici mêlée à la fiction, et la réalité est déformée par la représentation cinématographique. Chris Marker souligne ainsi la capacité du cinéma à transformer la réalité en la représentant à travers la fiction. Il montre comment les images cinématographiques peuvent devenir des souvenirs, des traces de la mémoire, même si elles sont en réalité des images fictives. Ainsi, Sans Soleil questionne notre rapport à la mémoire en montrant comment la représentation cinématographique peut influencer notre perception de la réalité et de la mémoire.

Pour Chris Marker, l’image filmée, en plus de répondre au regard du filmeur, permettrait de matérialiser le fonctionnement de la mémoire : les souvenirs ne seraient en effet rien d’autre que des reflets du passé qui se projetteraient non pas dans l’espace, comme ceux d’un miroir, mais dans le temps.


•Comment le cinéma participe à la création de la mémoire ?

Le film de Chris Marker remet également en question le cinéma comme constructeur de mémoire. Images dénaturées devenant projections du passé : comment la Zone, film dans le film, vient questionner notre manière de construire la mémoire?

Dans Sans Soleil, le personnage du narrateur nous guide dans ses réflexions sur la mémoire et notre rapport à elle. L'une des réflexions les plus marquantes est celle sur la Zone, créée par Hayao Yamaneko, qui utilise la vidéo-synthèse pour déconstruire et reconstruire des images, créant ainsi un pont entre réalité et imaginaire. La Zone dans Sans Soleil est un exemple frappant de la manière dont le cinéma peut participer à la construction de la mémoire. Tout d'abord, la vidéo-synthèse permet de manipuler et d’altérer les images, créant ainsi une nouvelle représentation du réel. La réalité et la fiction dans ce film sont partout et nulle part car toute image enregistrée est déjà un souvenir. Et à cette subjectivité, tout comme à l’objectivité des images de l’Histoire, il manque la vérité face au réel selon Hayao Yamaneko : “Des images moins menteuses... que celles que tu vois à la télévision. Au moins elles se donnent pour ce qu'elles sont, des images, pas la forme transportable et compacte d'une réalité déjà inaccessible.” Chris Marker tenait déjà un raisonnement similaire six ans plus tôt dans Le Fond de l’air est Rouge (1977) où il affirmait : “On ne sait jamais ce qu’il y a derrière une image.” Le passé n’est plus le présent, il le représente ainsi dans la Zone tel le spectre qu’il devient, au profit d’une abstraction qui sert la poétique du récit. Pour Hayao Yamaneko, la matière électronique est la seule qui puisse traiter la mémoire. Sa machine permet de déformer, colorer, solariser l'image et d’en estomper les contours. On appelle ce synthétiseur d’image la Zone en référence à la Zone de Stalker, lieu magique difficilement accessible qui peut réaliser les désirs de celui qui y pénètre. Se constitue ainsi un monde miroir où les images dialoguent entre elles, mais qui n'en interprète pas moins notre monde réel. L’image vidéo permet alors de représenter la mémoire telle qu’elle est : un palimpseste.

Cette nouvelle représentation est ensuite enregistrée sur support vidéo, devenant ainsi une trace tangible de cette nouvelle version du réel. En créant de nouvelles représentations du réel, le cinéma peut influencer notre perception de la mémoire. Les images que nous voyons au cinéma peuvent devenir des souvenirs collectifs, enracinés dans notre culture populaire. Par exemple, le film Vertigo a largement influencé la façon dont nous nous souvenons de Kim Novak. Les images du film ont en quelque sorte remplacé les souvenirs réels de Kim Novak dans l'imaginaire collectif. Il en est de même pour le film Sans Soleil lui-même qui est devenu un film phare du cinéma documentaire et expérimental.

La Zone dans Sans Soleil peut ainsi devenir une partie de notre mémoire collective, même si elle n'existe pas dans la réalité, dans le même sens que les images manipulées créées par Yamaneko peuvent devenir une partie de notre compréhension du monde, en influençant notre perception de la réalité. En fin de compte, le cinéma peut être considéré comme un instrument de la mémoire collective. Les images que nous voyons sur grand écran peuvent devenir une partie de notre histoire collective, influençant notre perception du passé, du présent et de l'avenir.

Avant d’accéder à la dernière séquence du film, on nous présente une cérémonie japonaise appelée le Dondo-Yaki, au cours de laquelle on brûle les objets qui n’ont plus d’importance. La dernière séquence se trouve ainsi dans la Zone et est composée de reprises d’images de différentes séquences du film. Sans Soleil qui explorait alors les souvenirs du passé d'un individu devient le propre souvenir du spectateur qui en fait l’expérience, déterminée par Chris Marker qui choisit au montage quelles images touchent le plus à l'universel. Le temps est alors sélectionné et rationalisé par le montage qui donne à certaines images un droit à l’immortalité, telle que cette cérémonie du Dondo Yaki, et invite le spectateur à remettre en perspective son rapport au souvenir. Les images conservées rappellent l’approche subjective nécessaire dans la quête de sens. De plus, le pouvoir de capturer et de conserver des images, autrement dit le pouvoir du cinéma, donne à l’être humain l’illusion de l’immortalité. Or, l’émotion du souvenir évoquée par la Zone nous rappelle l’impermanence des choses : des souvenirs, des images, du cinéma... de tout.

“La Zone, c'est la Zone. La Zone, c'est la vie. Et l'homme qui passe à travers se brise ou tient bon. Tout dépend du sentiment qu'il a de sa propre dignité, et de sa capacité à discerner l'essentiel de ce qui ne l'est pas.” Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, 1986

En conclusion, Sans Soleil est un film réflexif d’une grande richesse poétique qui s’interroge lui-même et nous spectateurs sur notre rapport au réel et à la mémoire. À travers la vidéo-synthèse de la Zone, le film explore la manière dont les images altérées peuvent devenir des projections du passé et participer à la construction de la mémoire. En établissant des liens avec d'autres films, le film nous invite également à réfléchir à la manière dont nous représentons et construisons notre propre mémoire et notre mémoire collective à travers les images de cinéma, de télévision et de jeu vidéo que nous créons et consommons.

Sans Soleil vise finalement l’universel en interrogeant l’instrument même qu’est le cinéma sur le réel qu’il capte. Ainsi, de ces mémoires juxtaposées naît une mémoire fictive, et de ces souvenirs individuels naissent des souvenirs collectifs de la seconde moitié du XXe siècle. L’Histoire que chacun fait et qui pourtant nous dépasse tous, trouve alors du sens par la vertu du récit et de la poésie, avant de devenir palimpseste indéchiffrable dans la vidéo-synthèse. La Zone, empruntée de Tarkovski, renforce alors le propos de Chris Marker en faisant apparaître les images du passé et de son propre film comme des spectres qui assument la perte de nuances du souvenir pour mieux l’incarner, pour à son tour devenir témoin et constituante même de la mémoire.

Godspleen
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le 29 juin 2023

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