En 2012, le scénariste-réalisateur Drew Goddard (scénariste de de Cloverfield et de Seul sur Mars) avait emmené un groupe d’adolescents dans une Cabane dans les Bois pour une déconstruction cauchemardesque du genre fantastique-horreur. C’est au même exercice qu’il tente de se livrer ici l’appliquant à l’univers du « néo-noir » à travers un dispositif à la Agatha Christie. Il fait converger au début de l’année 1969 – dix ans ans après un prologue muet qui voit une mystérieuse figure se livrer à une étrange activité dans une chambre d’hôtel avant d’être froidement abattu- quatre étrangers vers le El Royale un hôtel autrefois luxueux, jadis rendez-vous des stars hollywoodiennes, des représentants du pouvoir politique et des magnats du monde des affaires l’établissement a perdu de sa superbe depuis la perte de sa licence de jeu si bien qu’il ne reste qu’un seul membre du personnel sur place, Miles Miller (Lewis Pullman) pour accueillir tous les clients.


S’y retrouve donc le père Daniel Flynn (sans doute un clin d’œil à Tron) (Jeff Bridges) vieux prêtre à la mémoire chancelante de retour d’une visite auprès de son frère , Laramie Seymour Sullivan (Jon Hamm) un exubérant représentant en aspirateurs bien décidé à profiter de ce voyage d’affaires pour dépenser sans compter aux frais de sa société, Darlene Sweet (Cynthia Erivo) une chanteuse soul qui se rend à Reno pour une performance et la mystérieuse Emily Summerspring (Dakota Johnson) une hippie hautaine qui veut qu’on la laisse tranquille. Evidemment chacun des protagonistes cache un sombre secret ou un objectif que leur confrontation va révéler au grand jour au cours d’une sombre nuit d’orage. Le gimmick de l’El Royale est d’être traversé par une ligne rouge qui marque la frontière entre deux états : le Nevada et la Californie, cette ligne de démarcation qui traverse l’hôtel matérialise symboliquement la double personnalité des clients de l’hôtel et leurs moralité fracturées ainsi que la ligne de fracture entre les insouciantes (en apparence) sixties et les désenchantées et paranoïaques années soixante-dix. L’intelligence du script de Goddard est que chaque personnage de Sale temps à l’hôtel El Royale représente un archétype qui sert en fait de couverture au véritable archétype de film noir qu’il incarne.


Comme Guillermo Del Toro dans La forme de l’eau de Drew Goddard se sert de la toile de fond des sixties pour brasser de nombreuses thématiques attachées à cette période charnière de l’histoire des Etats Unis comme la guerre du Vietnam et ses traumas, Nixon, l’héritage de Kennedy, la Motown, la paranoïa de la surveillance, les crimes de la famille Manson, la culture hippie et bien sur les questions du racisme et le sexisme. Mais il le fait à mon sens de manière beaucoup plus organique (à une exception prés sur laquelle nous reviendrons) que le cinéastes mexicain car ces thèmes découlent d’abord de l’intrigue ou de la construction de personnages. Goddard opte pour une narration non séquentielle, après avoir rencontré tous les protagonistes dans le hall de Hotel, le spectateur découvre l’histoire de chacun via des chapitres introduits par des cartons portant les numéros de leurs chambre. Il consacre la majeure partie du film à décortiquer les différentes couches de l’intrigue et les motivations des personnages sous forme de fausses pistes, de flash-back et de changements de point de vue.


Sa mise en scène retranscrit parfaitement le dispositif scénaristique comme dans un plan-séquence, tour de force technique de Goddard et de son directeur de la photographie, Seamus McGarvey (un des plus éclectiques en activité puisqu’il a éclairé aussi bien des films comme We Need to Talk About Kevin ou Nocturnal Animals que Godzilla ou Avengers sur le plateau duquel il a rencontré Drew Goddard longtemps collaborateur de Joss Whedon) où l’un des personnages découvre un tunnel caché permettant d’observer les chambres à travers des miroirs sans tain et scrutent les invités dans leurs activités douteuses rythmé par la performance vocale de Cynthia Erivo qui s’attaque seule a capella au répertoire des Isley Brothers. Drew Goddard fait preuve de beaucoup d’assurance pour un pour un deuxième film laissant les personnages se dévoiler dans de longues scènes avec des compositions en grand angle qui encourage le spectateur à examiner chaque recoin des décors de Martin Whist (La cabane dans les bois, Cloverfield) . La direction artistique du film est somptueuse, les costumes, la photographie et décors fusionnent pour créer un ensemble cohérent.Le travail de Seamus McGarvey est particulièrement remarquable par la richesse de sa palette des couleurs plus vives à d’autres plus complexes donnant à chaque personnage une sorte de signature chromatique.


Drew Goddard se montre également un excellent directeur d’acteurs tirant le meilleur de son brillant casting Jeff Bridges, Jon Hamm et Dakota Johnson livrent de solides performances, Bridges en particulier n’avait pas été si bon depuis longtemps , et sort enfin du style grommelant et grimaçant qu’il développe depuis son rôle de Rooster Cogburn dans True Grit des frères Coen. Il nous fait ressentir la détermination mais aussi le désarroi de ce personnage qui livre une bataille perdue contre la vieillesse et une mémoire défaillante. Le jeu de Hamm, semble trop théâtral mais se révèle très vite parfaitement adapté au personnage. J’avoue n’avoir jamais vraiment accroché au jeu de Dakota Johnson jusqu’à aujourd’hui mais elle livre ici sa meilleure performance à ce jour dans le le rôle de la dure mais attentionnée Emily. Son amour pour sa sœur est évident dans chaque scène et rend crédible sa détermination . Cependant, ce sont les nouveaux venus qui se se remarquent le plus – en particulier Cynthia Erivo, une vedette de Broadway qui fait ses débuts au cinéma (on la retrouvera dans Widows de Steve McQueen) qui outre ses performances vocales est remarquable et donne à l’histoire le cœur dont elle a besoin, en particulier dans le dernier acte où elle livre un monologue court mais puissant. Le jeune Lewis Pullman y dévoile également une palette surprenante mais nécessaire pour que son personnage fonctionne.


Contrairement à La Cabane dans les bois , malgré ses mystères et ses secrets Sale temps à l’hôtel El Royale n’est pas bâti autour d’une révélation hallucinante mais sur la construction d’une inévitable et sanglante collision d’intrigues ainsi son final ne justifie pas forcément la lente montée en pression qui précède. L’introduction du personnage de Billy Lee incarné par Chris Hemsworth change le ton du film mais ne fonctionne pas complètement. Les meurtres de la famille Manson qui ont eu lieu en 1969, année où se déroule le film sont sont considérés comme le moment de bascule marquant la fin de l’innocence des sixties et de la parenthèse hippie, le personnage d’Hemsworth incarne cette bascule au cœur du film. Mais même si j’ai apprécié le gag où Billy Lee souhaite écouter « Hush » de Deep Purple alors que jusqu’alors la bande-originale était composée de standards de la Motown, la métaphore est moins subtile, l’acteur australien est certes charismatique mais sans doute trop sympathique pour incarner la noirceur supposée d’un personnage qui souffre de n’avoir pas eu le même développement que les autres guests de l’El Royale.


On peut considérer que Sale temps à l’hôtel El Royale marque le début de l’année de la CharlesMansonSploitation puisque la figure du gourou meurtrier sera prédominante en 2019 Manson étant un personnage important du Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino et de la seconde saison de la série de David Fincher Mindhunters où il sera interprété par le même comédien l’australien Damon Herriman.


Conclusion : Si il n’ a pas le culot de son premier film et malgré ses imperfections Sale temps à l’hôtel El Royale est un vrai plaisir de cinéma, ludique plein de rebondissements , de tension et d’éclats de violence inattendus mais aussi d’une vraie tendresse pour ses personnages en quête de rédemption et une pointe de tristesse. Confirmation que Drew Goddard est un réalisateur à suivre.

PatriceSteibel
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le 5 nov. 2018

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