Le premier long-métrage hollywoodien de Roman Polanski était fait pour passionner une Amérique où mages et sorcières, amulettes et malédictions avaient retrouvé leurs fidèles. Les extravagances de l'ère psychédélique, les outrances remises à la mode par le camp avaient redonné un rôle de première importance à la créature monstrueuse, au phénomène de parade foraine, au freak. Rosemary's Baby avait le potentiel non seulement d’attirer la clientèle traditionnelle de l'épouvante mais encore de séduire les intellectuels dépourvus de préjugés et les fanatiques des différents cercles underground. Il en appelait à certaines angoisses nourries par un contexte sociopolitique international très agité : la peur de son voisin, celle d’une nation recroquevillée voire pourrie de l’intérieur, celle encore d’un effrayant et libérateur "Dieu est mort", comme le suggère un reportage télévisé sur la visite du pape au Yankee Stadium. Film à tiroirs (mais aussi à miroirs et armoires), il réfléchissait et décortiquait de façon particulièrement retorse les détails du réel pour en laisser goûter le surréalisme. Il faisait vivre son époque à la protagoniste de façon désengagée et superficielle (papiers peints, coiffures, couleurs flower power…) afin de mieux la dépeindre comme la victime consentante d’un monde où le jeu est mis en coupe réglée, prévu, dicté par la publicité, la radio, les associations de jeunesse, de sport, de tourisme et de culture. Quant à la durée du suspense (neuf mois d’une grossesse éprouvante), elle était de nature à concerner le public féminin dans sa totalité, les tourments du personnage devant être partagés par toutes les femmes qui ont été, seraient un jour ou regrettaient de n'avoir pas été en mal d'enfant. Le succès commercial était donc tout tracé, l'agacement ou la colère de quelques ligues religieuses particulièrement intransigeantes ne lui enlevant rien de son prestige, et certaine encyclique vaticane venant à point nommé lui apporter un surcroît d'actualité. Rosemary devint l'héroïne de l'année, la petite accouchée de l'Amérique, la fille-mère d'un peuple désemparé.


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Comme dans Répulsion, qui importait une inspiration à la Daphné du Maurier au sein du Swinging London, comme plus tard dans Le Locataire, où Polanski allait subir en personne les affres de la névrose paranoïaque, il est ici question d’un appartement. Situé en plein cœur de Manhattan, le bâtiment néo-gothique, avec ses hautes tourelles pointues et ses murs tapissés de lambris couleur pain d’épice, est d'un style rococo fin de siècle qui crée d’emblée une ambiance pesante, hantée par de redoutables souvenirs. Pendant le générique, une berceuse sans paroles est fredonnée par Mia Farrow, et on jurerait entendre chanter la bâtisse elle-même. En emménageant dans le ventre de l’immeuble, le ventre de Rosemary fait renaître en quelque sorte le mauvais génie du lieu, lequel s’avère des plus enclins à envahir son intimité. D’abord, la jeune femme n’éprouve qu’un peu de gêne dans l’endroit fraîchement investi, d'inquiétude devant des malaises physiques inattendus, d’agacement face à la présence intrusive des onctueux Roman et Minnie Castevet. Mais elle ne fait aucun lien entre des événements dont elle ne perçoit pas la signification, pas même le suicide d'une jeune femme hébergée par ses envahissants voisins et dont le nauséabond fétiche, à peine retiré au cadavre de la morte, lui est offert comme un porte-bonheur. Une stupéfiante scène de cauchemar fait cependant naître en elle des soupçons. Quels sont ces bruits bizarres qui viennent de l'autre côté du mur et qui ressemblent à des invocations ? Quelle est la substance laiteuse des breuvages atroces qu'on lui donne à boire ? L'obséquiosité dont on fait preuve à son égard n'est-elle pas fallacieuse ? Et son mari lui-même, de quel bord est-il ? Un vieil ami commence à lui ouvrir les yeux, mais au moment où il s’apprête à lui révéler la vérité, il est atteint d'un coma foudroyant. Alors la pauvre Rosemary devient folle de terreur, persuadée d’être la proie d’une conspiration satanique. Tout ce qui lui semblait naturel devient signe, quand bien même les faits ne sont pas plus probants qu'ils ne l'étaient tout d'abord. La voici qui promène ses incertitudes puis sa certitude douloureuse avec une vulnérabilité que le jeu fragile de Mia Farrow rend à merveille. Elle dépérit, déhanchée et cahotante, hoquetante d’effroi dans l'accablante fournaise de l'été new-yorkais.


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Conçu à la fin du "cinéma classique" (dont il fait encore un peu partie), le film contribue à construire le pont historique lançant le septième art dans une nouvelle modernité. Là où Vertigo finissait par donner l’explication au public, Rosemary’s Baby enfante tout un champ des possibles. Là où le premier enveloppait interprètes et spectateurs dans des spirales de travellings et de grande musique symphonique, le second "dépoile" ses interprètes dans l’écho des bruits et démasque le quotidien. Là où Hitchcock divinisait la femme en musée ou monument et l’idéalisait jusqu’à ses boucles de cheveux, Polanski la montre par elle-même, sans fond truqué et chevelure au ras du crâne. Deux films, deux réalisateurs, deux époques, mais unis dans l’essentiel, l’amour quasi obsessionnel, vital, de raconter aux autres : l’ombre du passé sans cesse présent, le puzzle des points de vue et le bouillonnement d’êtres survivants. Le plus étonnant chez Polanski est peut-être le sérieux avec lequel il traite les motifs quelque peu naïfs et poussiéreux que sont le grand-guignol, l’occulte ou la magie noire. Sérieux qui frôle la candeur puisque ses entreprises, loin de ne contenir que clins d'œil et autres signes de complicité, participent étroitement, par le bric-à-brac habituel et l’utilisation fréquente des effets coutumiers, de l’esprit même des genres dont elles relèvent. Sa virtuosité seule permet d'échapper aux deux formes de déviation qui guettent ce type de films : la parodie et la parabole (l'une déflation du sens, l'autre sa surenchère). Il y a là une leçon de modestie que plus d'un pourrait méditer. Et s'il existe une parenté entre Hitchcock et Polanski, c'est ici qu'il faut la chercher, dans cette humble science du détail sans laquelle ne peuvent guère fonctionner les machines complexes. Cependant, s'il emprunte parfois aux recettes toutes prêtes, le metteur en scène ne s'y limite pas, et surtout il les détourne. Il se méfie de la fantaisie inhérente à l’art de faire peur et se garde de travailler étourdiment dans le surnaturel. Il met de son côté les esprits forts en préservant ses distances vis-à-vis de son sujet. Il donne des gages de qualité intellectuelle en ne succombant pas à la tentation de l'excès romantique, et s’approprie un projet commercial dont il reste d’un bout à l’autre le maître absolu. Par le soin apporté à la restitution du milieu environnant, la présence d'un humour subtil et insidieux, le goût des non-dits et des recoins, les êtres tout en métamorphoses, en ombres et en sursis, les profondeurs multiculturelles à cheval entre deux continents, il régénère le fantastique, lui insuffle une densité et une vitalité rares.


Plusieurs sortes de notations sont juxtaposées dans Rosemary’s Baby, qui rendent le répertoriage nécessaire. Niveau anecdotique d’abord, premier degré : le fatras de la sorcellerie, talismans et oreilles trouées, pentacles et messes noires. Le cinéaste joue très habilement de l'anachronisme dégagé par un tel thème dans le New York des années soixante et de ses soirées in. On sait quels programmes Rosemary suit à la télévision, quels romans elle lit, quelles pièces elle va voir au théâtre ; on connaît la marque de ses jus de fruits, la recette des plats qu'elle mijote pour son époux. La précision de la peinture domestique ressemble aux rubriques des magazines féminins et ne cache rien des goûts et couleurs de la petite Américaine moyenne, citadine, soucieuse d'être dans le vent, sans doute façonnée par les conseils de Harper's Bazaar. Polanski recule souvent devant l’ellipse, attentif à marquer l’écoulement du temps par la variation des menues composantes du décor ou les nombreux changements vestimentaires de son héroïne. Très vite, on se surprend à partir à la chasse aux symboles, on guette partout l'insolite et le moindre paquet de Pall Mall paraît équivoque. Les instruments les plus humbles de la vie ménagère, gadgets captateurs, poudres aliénantes et produits-miracles, semblent tous receler une force maligne. Les voisins de la jeune femme lui conseillent de refuser pilules et comprimés et de leur préférer des mixtures saines, des infusions, des décoctions d'herbes et de plantes exotiques. Plus proches d’une amicale de paisibles retraités du West Side que des adorateurs d’une secte démoniaque, ils sont pleins de vitalité, de dynamisme, on peut même les soupçonner de se livrer encore à de touchantes badineries conjugales. Rosemary, elle, fait l'amour comme une automate. Elle dit "Let's make love", son mari fait "Hum, hum", ils se déshabillent et voilà. Son désir d'avoir un enfant se traduit par une frénésie de commandes aux grands magasins. Layettes, couches et pèse-bébés s'ajoutent à ses détersifs quotidiens. Le nouveau-né sera l'occasion d'un surcroît de consommation allègrement consenti, sa présence décuplera le plaisir procuré par des objets manufacturés dont l'acquisition prend figure de course au bonheur.


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Le film développe ensuite un registre critique qui opère un retournement progressif de point de vue. D’autres indices viennent contredire les premiers, amenant à déceler chez Rosemary une folie naissante et donc à innocenter son entourage. Les possibilités de choc émotionnel, facteur de déclenchement, sont abondantes : les histoires lugubres de Hutch, la mort suspecte de Terry, le mépris des Castevet envers la religion (alors qu’elle est croyante et pratiquante) peuvent expliquer ses premiers fantasmes puis ses interprétations systématiquement orientées des faits les plus anodins (l’homme qui obstrue la cabine téléphonique, les cris du bébé entendus dans la chambre). Sa silhouette frêle, son teint cadavérique, son caractère impressionnable, son comportement (lorsqu’elle est prise par exemple d’un soudain besoin de dévorer de la viande crue) participent d’un doute toujours plus tenace. Il convient de rattacher cette psychose potentielle à sa grossesse, qui met à jour deux tendances contradictoires : celle de devenir mère et celle de rejeter et de haïr l'enfant, c'est-à-dire de refuser la responsabilité parentale. On peut aussi déceler une sorte d'apologue visant l'antisémitisme ou la xénophobie comme processus d'autosuggestion, fondé sur une explication aberrante de détails privés de signification. La catholicité de Rosemary, le nom d'Abraham Sapirstein, la révélation des pratiques sabbatiques où l'on sacrifierait des enfants (écho des crimes rituels dont furent accusés les juifs en Russie), tous ces éléments accréditent une telle lecture. Les trois actes du film reconfigurent par ailleurs en les inversant les trois mystères joyeux du cycle marial : Annonciation, Visitation et Nativité. L’annonce faite à Rosemary procède par étapes ; le message ne lui est pas transmis par un ange mais par ceux qu’elle identifie peu à peu à des démons, les Castevet.


Un troisième niveau naît de la combinaison des deux précédents. Si chaque ligne est rigoureusement autonome, leur situation n'est pas équivalente : les éléments disséminés au fil de la première s'imposent directement alors que ceux de la seconde nécessitent une sorte de jugement. Or Rosemary’s Baby, et tout particulièrement au travers de son anthologique fin ouverte, se refuse à toute hiérarchie. Ce qui compte n'est pas tant la précellence d'une strate sur une autre que la possibilité d'un équilibre reposant entièrement sur les pouvoirs hypnotiques du cinéma. La conduite très fine du récit relance constamment l’interrogation tout en creusant le sillon d’un pur fantastique du regard, attentif aux symptômes psychologiques et aux données intérieures de l’épouvante. La paranoïa du personnage trouve sa pleine expression dans l’enroulement infernal des signes, par lequel l’esprit littéralement s’égare à trop vouloir se jouer de la lettre. Une dimension nouvelle surgit alors des rapports obligés qu'entretiennent les marques de fascination (où l’on s'identifie à l’héroïne) et les présages à déchiffrer (où de témoin, elle devient objet). Polanski laisse libre d'imaginer que sa malheureuse parturiente a le timbre quelque peu fêlé et que le dénouement n'est que le produit d’un délire puerpéral de persécution. En même temps qu’il distille son oppressante terreur au compte-gouttes, le film envoûte ainsi par la magie de sa création, la souveraineté de son mécanisme, tout ce par où elles s'échappent sans cesse et font déraper l'analyse qu'elles ont suscitée. C’est de l'activité élucidante même du spectateur que ce modèle absolu de suggestion et d’ambigüité tire son pernicieux mystère : plus les interprétations abondent, plus l’œuvre apparaît insondable. Quant à ceux traumatisés par les yeux lucifériens du bébé de Rosemary, ils apportent la meilleure preuve du talent tout aussi diabolique du cinéaste, qui parvient à marquer les esprits même — et d’abord — avec ce qu'il ne montre pas.

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Thaddeus
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le 5 sept. 2022

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