Roma
7.1
Roma

Film de Alfonso Cuarón (2018)

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La plastique parfaite, l'œil désincarné

Franchement, j'aime tout de Cuarón... et là, le gars fait son film à l'évidence le plus personnel et le plus intime, et pour la première fois je trouve ça rigide et morne. Le genre de rencontre qui aurait absolument dû se produire et qui, ne s'étant pas produite, me fait me demander si auparavant j'ai jamais su aimer son cinéma pour ce qu'il était vraiment.


Si l'on parle formellement de mise en scène, c'est remarquable : dans ce glissement perpétuel et sans aspérité d'une caméra comme dégagée du poids de l'outil de tournage, naît l'impression étrange de voir à travers un œil immatériel, qui irait sans restriction de mouvement se promener librement entre les vies de ses personnages, du vaste à l'intime, sous des lumières magnifiques, des grandes lignes de l'horizon aux détails infimes nichés entre les choses ou dans des reflets.


Mais la contrepartie, c'est que cet œil immatériel est aussi très impersonnel. S'il s'agissait de laisser affleurer impressions poétiques et sentiments mystiques à la façon de Tarkovski ou de Béla Tarr, dont les esthétiques visent une forme de transcendance qui est plus qu'humaine, je pourrais comprendre de chercher à déréaliser le point de vue. Iñárritu a su faire cela de façon magistrale quand il a réalisé The Revenant : donner à contempler via l'objectif d'une caméra à tel point affranchie des contraintes physiques du mouvement que le spectateur finissait par avoir l'impression de regarder par l’Œil de Dieu, ou par celui de la Nature... en tout cas pas par un œil humain. Mais c'est que lui filmait des personnages dont la souffrance dans l'épreuve confinait sans cesse par son extrémité à la révélation mystique – ce qui donnait entièrement sens à cette distanciation supra-humaine du regard. Or cela n'est pas du tout le sens de la démarche ici.


Cuarón à l'évidence veut filmer ses personnages au plus nu de leur être : c'est l'authenticité de leur présence qu'il cherche, l'émotion corporellement incarnée de cette famille un instant heureuse en train de regarder la télévision, de ces enfants joyeux qui jouent à la balle au milieu d'un troupeau de chèvres, de ces villageois affairés à éteindre un début de feu de forêt, de cette femme en détresse en train d'accoucher abandonnée par le père de l'enfant, de ces corps humains qui se réconfortent et s'enserrent sur une plage. (La dernière de ces images vaut d'ailleurs au film une affiche d'une beauté indéniable.)


Or sa caméra déesse est si parfaitement inhumaine qu'elle fait d'eux des pions, vaquant à une vie à laquelle rien ne nous rattache dans un continuel brouhaha étranger. Le brouhaha est capté par une prise de son d'un naturel saisissant, au demeurant, mais il n'en est peut-être que plus étranger tant on est comme transporté directement au beau milieu d'environnements où l'on n'a pas été invités. Aucune proximité, donc aucun attachement émotionnel n'opère... en tout cas, en ce qui me concerne, aucun n'a opéré.


J'ai vu défiler de lointains morceaux de vie appartenant à de lointains individus, perdus dans de lents panoramiques dont la perfection plastique les réduisait à presque rien – comme s'ils figuraient là au titre de choses – et à l'égard desquels, finalement, cet œil immatériel ne me donnait pas l'impression d'être un proche mais un voyeur et un intrus.


À vrai dire lors de certaines scènes, les plus brutales, il m'a même semblé que cette maestria technique tendait à produire quelque chose d'indécent : une sorte de tranquille et impassible jeu d'esthète, injustifiable devant la cruauté de ce qui est montré. La scène de l'accouchement, à cet égard, est de loin celle qui m'a mis le plus mal à l'aise :


Tout y est manifestement dur d'intention délibérée. On extirpe du ventre de Cleo une petite fille morte, qu'on lui laissera tenir quelques secondes sur sa poitrine avant de la lui arracher et de l'emballer dans son linceul de mort-née. Chaque élément tend à souligner un peu plus la solitude de la jeune femme : il n'y a personne pour l'accompagner ; elle seule figure de façon nette au premier plan ; les personnels soignants au plus près sont des corps dont le visage reste hors-champ, au plus loin des silhouettes floues tenues dans l'indécision de l'arrière-plan ; leurs gestes sont mécaniques, parcimonieusement soupesés ; leur tentative de réanimation du bébé molle et sans conviction ; jusqu'aux quelques mots de compassion qu'ils adressent à Cleo sont convenus et insignifiants... et elle, paralysée, sanglote devant nous.


Qu'a fait la caméra tout ce temps ?
Elle a dodeliné placidement. Tout le film, elle dodeline placidement. Le choix est fait (semble-t-il délibérément) de rendre la caméra extérieure à l’humanité de l’action : elle vit sa vie, répétant les mêmes mouvements lents, lisses et suaves, quoi qu’il se passe à l'écran, que l'action soit horrible ou adorable. Un tel choix de réalisation ne peut que créer mécaniquement une distance, dont je ne parviens pas à cerner le sens tant elle me paraît contrarier fondamentalement la démarche d’un drame familial intimiste.


Bref, le plus vraisemblable est que je n'ai pas su saisir le fil émotionnel de ce que Cuarón a voulu raconter. Et ce qu'il m'en reste est d'une élégance rigide, malvenue, inconfortable... et passablement ennuyeuse, aussi.

trineor
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le 16 déc. 2018

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