La sortie de Reservoir Dogs marqua l’entrée en scène la plus tonitruante d’un jeune cinéaste américain depuis des lustres. À l'instar de ce qu’avaient accompli les frères Coen avec Miller's Crossing deux ans plus tôt, Tarantino s'approprie un genre défini, le film de gangsters, mais s'éloigne de la structure du produit standardisé pour imposer une œuvre absolument personnelle, quelque chose comme Les Tontons Flingueurs revus et corrigés par Peckinpah. Certains puristes (asiatophiles, souvent) affirment qu’il a tout pompé, qu'il n'est qu'un pilleur et son premier long-métrage une énorme imposture. Je me range pour ma part dans la catégorie des fans, car quoi qu'on en dise, Quentin possède un style bien à lui, et que ce style explore les zones de la jubilation brute avec, pour le dire crûment, une putain d’inventivité. On mesure encore aujourd'hui à quel point sa relecture des codes est bluffante et ses intuitions musicales infaillibles (d’emblée le générique sur Little Green Bag envoie en l’air), à quel point sa matière réconcilie vérisme et maniérisme (filiation melvillienne, fétichisme vestimentaire, costumes empreints du sceau mortuaire) ou comment, coloriste, il crée de la peinture avec le motif du sang et non l'inverse. Plus encore, il élabore rien moins qu'une réflexion sur l'idée même de mise en scène. Le spectateur peut se satisfaire du déroulement fictionnel de surface et/ou se nourrir des interrogations que fait naître l’œuvre sur son propre processus de création. Au commencement était le Verbe. Dans la scène de repas qui fait office d’ouverture, c'est, avant l’image, une voix qui nous parvient et qui se transforme rapidement en cri. La langue est devenue ici une mécanique instinctive en même temps qu'une logorrhée vertigineuse par laquelle transite tout l’enjeu dramatique. Aussi l’auteur livre-t-il, dès les premières secondes de sa filmographie, l’alpha et l’oméga du credo qui fondera ses opus suivants.


Reservoir Dogs est un film rapide qui prend son temps, soumis à une rage contagieuse de raconter une histoire exactement dans la manière (urgente), la vitesse (du son) et la mentalité (en marmelade) des personnages. On s’y installe comme on s’assoit à table, avec une bande de pégriots : huit en tout. Des jeunes, des moins jeunes, et un vieux rondouillard qui paie l’addition. À l’heure du pousse-café, ils abordent les grands thèmes. Primo, la sémiotique profonde de Like a Virgin de Madonna. Deuxio, pour ou contre le pourboire dans les restaurants. Puis tout le monde s’en va au boulot : attaquer une bijouterie. Le film concentre violence et célérité dans un cadre pour mieux les en faire jaillir, revient aux origines du huis-clos comme expression d'affects, d'aveux et de trahisons, ainsi qu’à celle d'une catastrophe : pourquoi y a-t-il eu big bang au cours d'un braquage et comment y survivre ? Afin d’accompagner cette aventure en durée réelle, pleine de bruit et de fureur, Tarantino a cru au cinéma dur comme fer, avec une hargneuse insolence, en pérennisant l’idée selon laquelle les gangsters sont ontologiquement des vaincus parce qu'ils jouent un jeu dangereux et qu'à force de trop y jouer, ils finissent par perdre inéluctablement leur âme et leur fluide vital. Le film prend les allures d'une quête à corps perdus d'autant plus complexe que le gang se désagrège en produisant des individuations. Les questions se multiplient alors, fusant de toutes parts. Quel est ton vrai nom ? Qui est la balance ? Que fait la police ? Où sont les diamants ? La trame narrative comporte un trou, une lacune formulée par une audacieuse ellipse : que s’est-il passé dans la bijouterie ? Personne ne le saura, ni le spectateur, ni les personnages (tous en désaccord sur la question), ni le cinéaste. Car une autre question plus essentielle intéresse ce dernier : qui est à l'origine de l’échec ? Et c'est le théâtre, par la voie du cinéma, qui permet au spectateur d’organiser un ensemble de virtualités au cours duquel le voltage naît par effraction, par des allées et venues, incessantes et brutales, dans le temps (les chapitres) et l'espace fermé du hangar. Au sein de cette arène où les mots dépassent la pensée, il devient pourtant nécessaire d'être frère dans l'adversité, et certain dans la conjecture. Parler ici, c'est d'abord se convaincre que l'on existe toujours, voire se convaincre soi-même que l'on n'est pas coupable pour ne pas éveiller la suspicion chez l'autre (Mr. Pink, ultra-nerveux, s’évertue à affirmer qu’il n’est pas celui qui a trahi, avant même qu'on lui ait demandé quoi que ce soit).


La narration se met en place a posteriori dans le lieu où les truands ont convenu de se retrouver une fois leur méfait commis. Là, chacun donne sa version des faits antérieurs. Les points de vue divergent tant sur la chronologie que sur l'identité du mouchard, forcément l'un d'entre eux. Reservoir Dogs existe avant tout par cette relation orale d'événements perçus subjectivement, raison pour laquelle l’auteur choisit justement de ne pas les montrer. Il nous oblige ainsi à construire en quelque sorte notre propre film, à l'image des protagonistes contraints de recomposer constamment l’enchaînement des faits. À cette première ossature, qui figure l'épine dorsale de la fiction, s'adjoint une spirale temporelle jouant au moins sur deux niveaux. D'une part, les flashbacks très courts sur la fin du hold-up et les échappées des gangsters. D'autre part, les blocs temporels autonomes qui renvoient à la préparation du casse et à la réception de chacun de ses acteurs par Joe Cabot, le cerveau de la bande. Ces éléments découpent le récit en plusieurs parties, apparemment indépendantes. Ils égarent le spectateur dans un enchevêtrement de pistes contradictoires. L’intrigue est donc construite sur l'idée du "projet" (en amont dans la chronologie, mais montré a posteriori) et celle de la "reconstitution" (en aval, mais présentée avant). Parallèlement, l’arrivée des malfrats dans l’entrepôt est progressive et aboutit chaque fois à un nouvel éventail de méfiances. Le principe de divergence prédomine ainsi dans toutes les étapes du film. À la manière du scénario, bâti sur la problématique du plausible, la mise en scène dévoile des individus obsédés par l'idée d'autoreprésentation.


Mais revenons en arrière. Qui sont ces personnages ? À leur patronyme se substituent des surnoms chromatiques (Mr White, Mr Orange, Mr Blonde...) censés les protéger en cas d'arrestation. Ce sont moins des caractères clairement différenciés que les membres interchangeables d'un collectif obscur. Ils jouent aux durs et miment des coups de pistolet, pour le moment imaginaires. On perçoit leurs visages diurnes (ceux de leurs pseudonymes) avant de pénétrer leurs visages nocturnes (suggérés par les costumes uniformément noirs). Ce dernier aspect se développera bien entendu dans le hangar, lieu clos que l’auteur prendra soin de scrupuleusement protéger de toute luminosité excessive venue de l'extérieur. Le travail plastique de Tarantino est à la mesure de son cinéma, à la fois brut et dépouillé (un entrepôt résonnant, des revolvers, des acteurs) et d’une élégance raffinée (le fond du décor, caressé d’un halo vert et bleuté, léger et aquatique). Cette dichotomie de la lumière et de l'ombre (qui agit non par juxtaposition mais par contamination) renvoie à l'autre versant essentiel du projet : l'alliage jamais démenti entre l'horrible et le comique (l'hyperbole domine et le film peut être vu comme une farce sanguinolente, qui se termine en tango des abattoirs). Rien d'étonnant à ce que cet endroit soit dès lors le théâtre d'une cérémonie tragique et bouffonne (si l'on veut, Shakespeare dans l’univers de la série B). Chaque nouvelle qui arrive sur la "scène" complique nécessairement les dialogues. Et pendant tout ce temps, un homme gît au sol dans une mare de sang. La vie s’écoule de sa blessure avec une impassibilité immuable et rappelle l’insupportable tension du présent. Tarantino joue avec les nerfs en ne dévoilant que par intermittence dans le champ de la caméra la présence du moribond Mr Orange. Que veut-on voir ? Qu'est-ce que le point de vue ? Voilà deux des questions posées par Reservoir Dogs.


À la première renvoie la ronde célèbre et traumatisante réalisée par Mr Blonde, comme une danse indienne issue d’un western, face au policier kidnappé. Fonctionnant moins sur ce qui est effectivement montré que sur les préparatifs et l’idée même de son exécution, elle épouse la durée exacte de la chanson sélectionnée par le tortionnaire (impossible depuis d’écouter Stuck in the middle with you de la même manière). Dans un film qui joue du chevauchement et du contrepoint, c'est ce temps réel qui use les résistances et interroge notre voyeurisme. À la seconde question correspond non seulement la construction en gigogne qui donne au film son caractère unique par une succession de mises en abîme, mais également la disparité des moyens utilisés. Tantôt fonctionne l'identification au personnage (tel le travelling arrière indiquant que la discussion entre Mr White et Mr Pink a été suivie par Mr Blonde) ; tantôt s'impose l'objectivité, ou plutôt le regard distancié, et Tarantino emploie alors des plans larges qui figent les personnages dans des postures quasi géométriques s'harmonisant avec l'espace vide du du lieu (à la fin, les gangsters sont comme statufiés avant de tirer leur dernière cartouche). Ces éléments formels et temporels atteignent leur acmé lors du segment consacré à l'itinéraire de Mr Orange, dont le statut de faux gangster l'oblige à répéter, encore et encore, le rôle qu'il devra tenir devant Joe. La séquence qui correspond à son récit, significativement la plus longue, achève d'éclairer narrativement la toile du soupçon tout en l'obscurcissant quant aux limites de la représentation. Le flic infiltré raconte à son employeur l'histoire qu'il a inventée de toutes pièces, mais un second flash-back s'insère dans le premier et le fait rentrer dans sa propre fiction. Apparaît une scène dont on connaît l'irréalité : on est alors au cœur du travail acharné qui commande tout ce jeu de dupes, de rôles et de faux-semblants. Il s’agit de perfectionner chaque intonation, chaque geste, chaque détail, afin de les rendre non pas vrais mais crédibles. Délices de la narration.


Pour toutes ces raisons, le drame antique qui se joue sous nos yeux est celui de la débâcle d’un groupe, protéiforme, épique et ubuesque. Sujet en soi passionnant, car il dévoile un revers immédiat : le salut possible, la contre-offensive courageuse et généreuse. Tarantino place ainsi chacun des protagonistes sur un terrain égalitaire afin que le spectateur participe au plus près, de l'intérieur, à ces fragments de vie disruptifs, à ces chapitres autonomes. Il s'agit d'un authentique contrat de confiance (entre le cinéaste et le spectateur) et d'un souci d'honnêteté (vis-à-vis des personnages), lequel stipulerait qu'en raison même de cette panique, tout le monde est logé à la même enseigne (voir la terrible séquence d'agonie dans la voiture, où Tim Roth hurle, en se tordant de douleur, son angoisse de crever). C’est alors que les masques tombent, et qu’en situation de crise les vrais visages apparaissent. Sadisme de l’un, incapable de ne pas suivre sa nature. Amitié des autres, qui laissent parler les sentiments en dépit parfois du bon sens. Il faut voir Eddie hurler sa fureur et son désarroi lorsqu’est mise en cause l’intégrité de Mr Blonde, son pote de toujours, celui qui ne l’a jamais trahi. Il faut voir la sollicitude dont fait preuve Mr White envers Mr Orange, à qui il a révélé son prénom malgré les consignes de Joe, et sa détresse quand à la toute fin, grièvement blessé, il apprend le rôle joué par celui qu’il enserre dans ses bras. Reservoir Dogs se situe par là-même aux antipodes de l'intimidation, de la manipulation, de l’exhibition, car il propose rien moins qu'une plongée au cœur des comportements, dans une dialectique de l'éparpillement (fuite, coup de revolver) et de la concentration (le hangar, cadre du conflit), du huis-clos et de l'ouverture, partagés par tous au même moment. Que l’on pense simplement à ces images saisissantes mais parcimonieuses de poursuites individualisées avec la police, conçues comme des flashes foudroyants, ou à ces instantanés obsessionnels dictés par l'urgence et l’adrénaline. D’une certaine manière, Tarantino boucle la boucle entre cinéma américain et cinéma européen. Il repart à zéro en ayant intégré un héritage ; mais sans jamais le parodier ni l’étaler, il le fait fructifier. Loin d'être passéiste ou nécro-cinéphagique, ce film s’exerce sous le signe de la renaissance : il marque comme un nouvel art primitif. Et il conduit en dernière instance à une morale, un aveu rédempteur à travers lequel la parole retrouve tout son sens. En offrant à son intrigue et à ses personnages un degré d’intensité maximale, le cinéaste s’imposait d’emblée, en cette aube des années 90, comme le plus incisif, enthousiaste et inspiré de sa génération.

Thaddeus
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le 4 juil. 2012

Modifiée

le 26 oct. 2014

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