Ils sont sept, cinq garçons et deux filles, une bande de copains qui ont décidé, ce jour-là, de profiter du beau soleil pour aller se baigner à la rivière Tisza. Un copain de Vadòc, l'une des deux filles, s'adjoint au groupe. Comme si le chiffre 7 devait rester immuable - rappelons son caractère sacré - il faut que l'un des membres du groupe disparaisse : ce sera Gabi. Classiquement, Remous nous conte l'avant, tout d'insouciance et de gaité, le drame, ici presque imperceptible, et l'après, auquel chacun réagit à sa façon.

Une disparition dans un groupe de jeunes partis faire la fête ? C'était l'argument du très réussi A propos d'Elly, d'Asghar Farhadi. Mais là où l'Iranien se servait de cet événement pour installer un suspense psychologique, le Hongrois ne cherche à distiller aucune tension : il se "contente" de traduire les conséquences de l'onde de choc.

Avec un art de l'image consommé. István Gaál a expliqué que son film avait été inspiré par la trajectoire, fascinante à ses yeux, d'un lancer de javelot. C'est bien ce que raconte son film : l'énergie insufflée à l'objet qui le fait monter de façon impérieuse, le court moment où il atteint son zénith, la retombée lente de la flèche vers le sol.

Le lancer

La troupe va quérir Lujo (prononcer "Louyo"), à la fibre artistique prononcée, occupé à peindre. Tout ce petit monde se dirige vers la plage. Partie de ballon figurée par ses coups de tête, jeu où l'on simule la mort de façon prémonitoire, courses dans l'eau, alors que les deux filles sont entreprises, Böbe par l'athlétique Karesz, Vadòc par le timide Gabi. Ce dernier se prend une claque. A l'évidence, la relation amoureuse n'est pas installée entre les deux, contrairement à ce que prétendra par la suite la jeune fille ("on a couché ensemble") avant de se dédire. Cette scène est importante car elle distillera le remords au sein de Vadòc une fois Gabi disparu. Sur fond de jazz, traduisant la vitalité de cette jeunesse insouciante, István Gaál exprime magnifiquement l'adrénaline qui traverse le clan des 7 (+ 1, donc). Gaál a précisé avoir adopté pour cette scène une focale courte, de manière à faire ressortir les corps dans l'espace.

Le zénith

La jeunesse aime les défis : celui que s'est choisi la petite bande, c'est de plonger au fond de l'eau, à 8 mètres, et d'en remonter une motte de vase qu'on lance ensuite aux copains. Gabi hésite à le faire, mais on connaît la dangereuse pression que sait mettre un groupe sur un froussard dans ces cas. On le voit s'y conformer et remonter sa motte. Toute la scène est captée au ras de l'eau, les reflets du soleil lui conférant un caractère joyeux. S'abîmant à dessein dans cette matière liquide, le réalisateur flirte avec l'abstraction : historien d'art de formation, le réalisateur est tenté par le formalisme, pour le plus grand bonheur du cinéphile.

Impossible de soupçonner le drame qui se noue, ni même de le constater après coup : 7 jeunes sortent de l'eau, il en manque un, mais je gage que peu de spectateurs le noteront. Pas plus que les jeunes eux-mêmes, qui se livrent à une parodie de danse sauvage, deux d'entre eux s'étant grimés en Noirs. Photo, prise par l'intrus, Zoli. C'est là que Vadòc, c'est important, constate qu'il manque Gabi. La troupe se disperse en un beau plan sous des arbres penchés. Magnifique course dans les bois, qui se poursuit le long de la rive, les petites silhouettes des jeunes se reflétant dans l'eau. Un peu plus loin, en trois plans, l'eau diminue, mangée par le ciel, comme si Gabi était déjà passé dans l'au-delà. Tout le monde se retrouve autour d'une souche sculptée, qu'eût pu réaliser Luja. Gabi est introuvable. Les recherches se poursuivent dans la nuit, l'occasion, de nouveau, de plans soignés dans l'obscurité qui m’ont rappelé L’Aurore. Pas moins.

La retombée

Comment le groupe va-t-il "digérer" la disparition de son ami ? Tel va être le sujet. Pour le signifier, Gaál enchaîne le plan des lampes trouant la nuit avec les visages en gros plan des uns et des autres, en intérieur. Le Hongrois a opté pour une longue focale dans ces scènes d'intérieur, de manière à obtenir une image "plate", contrastant avec la première partie. Le jazz tumultueux a fait place à la solennité de Vivaldi - le Vénitien ayant été annoncé lors de la première partie comme un signe. Mais l'essentiel de cette deuxième partie se passe de musique extra-diégétique.

Une fois la stupeur passée en une scène réunissant le groupe silencieux, chacun réagit à sa façon.

Les filles d'abord. Böbe rejette Karesz, non sans avoir auparavant couché avec lui. Elle quitte la ville, revenant tout de même pour l'enterrement. Vadòc est la plus concernée, un plan l'exprime bien, où elle apparaît éclairée en sur-cadrage alors que deux de ses compagnons sont dans l'ombre ; sa robe à rayures la distingue aussi, lorsque le groupe se fait tancer par un flic. Les deux filles s'opposent en miroir, comme le montre d'ailleurs un plan en forêt juste après la disparition de Gabi. Elles incarnent chacune une dimension de l'adolescence : Böbe se donne physiquement, quitte à s'interroger sur sa "légèreté", alors que Vadòc est dans le regret de ne s'être pas donnée à Gabi.

Les garçons ensuite. Beraples se fait mousser auprès des clients de la boutique où il travaille, jouissant de les tenir en haleine. Karesz ne pense qu'à reconquérir sa Böbe. Laci laisse son esprit vagabonder sur un disque de musique baroque, l'occasion pour le cinéaste hongrois de s'adonner de nouveau à une abstraction toute bressonnienne : gros plans sur des parties de viole, puis sur différents objets de la pièce, à raison d'une mesure par plan lorsque le tempo est vif, puis de deux mesures par plan lorsqu'un adagio s'installe (très bonne idée que ce choix-là, à rebours du rapport constant qu'on pourrait attendre). Luja fait part de ses doutes à son maître-sculpteur, qui travaille depuis 20 ans à remodeler l'une des ses oeuvres monumentales : le jeune homme s'inquiète de n'avoir plus même le souvenir de Gabi, pour pouvoir le dessiner. "Il faut toujours créer d'après sa mémoire", philosophe l'artiste en substance, avant... d'aller nourrir ses cochons.

Il veut laisser Luja seul avec Laci, qui vient de débarquer. Un ŕéglement de comptes s’engage, comme entre les deux filles un peu plus tôt : la disparition de Gabi a libéré les non-dits. Luja reproche à Laci d'avoir été en compétition avec Gabi en physique où tous deux excellaient, Gabi d'une manière plus "artistique", donc plus au goût de Luja. On sait que les trois avaient été admis à l'université, Karesz étant quant à lui plus à son avantage dans le versant sportif.

Voilà pour "l'action". Mais cette description des scènes ne dit rien de la beauté du film, qui tient à l'art que déploie presque en permanence Gaál - et ce dès son premier long-métrage. Ce sont des meules de foin resplendissantes au-dehors, ou encore des boulangers au travail, qui appellent le regard et creusent la profondeur de champ. C'est un jeu sur les ombres, le garçon sombre et la fille (Vadòc toujours) claire, tous deux captés en plan américain, le garçon sortant du cadre pour la laisser seule, avant qu'elle s'éclipse à son tour. Ce sont des courges dans une cour qui, cette fois, attirent le regard devant. C'est un gracieux panoramique que n'aurait pas renié un Max Ophuls, de l'extérieur d'une maison, suivant Vadòc qui se dirige vers la porte où la caméra le retrouve. C'est l'un des jeunes devant la grande maison, immobile, interdit, sortant du cadre pour donner à voir un blanc et long pan de mur, exprimant son désarroi. C'est une rangée de peupliers au crépuscule, dressés tels des spectres, alors que Gabi demeure introuvable. La caméra ne bouge qu'à l'économie, privilégiant la durée.

Gabi n'avait plus que sa grand-mère, une vieille des campagnes plus vraie que nature, coiffe noire, visage ridé et mutisme de rigueur. Selon une tradition locale, elle confectionne une énorme (et magnifique) boule de pain. Sur une crête, dans un plan une fois de plus à tomber, on voit sa minuscule silhouette la remettre à un homme, tous deux prenant ensuite une barque. La miche est déposée dans l'eau, surmontée d'une bougie : lorsqu'elle se retourne, c'est là qu'est le corps, dit la tradition. Les humains, eux, suivent une autre règle, nous apprend l'un des locaux : les femmes remontent toujours sur le dos et les hommes sur le ventre ! Cette dernière scène se déroule dans le camion qui transporte Laci vers les obsèques de Gabi, enfin retrouvé. Les autres y sont allés en bateau.

L'après-cérémonie est tout aussi émouvant, sans jamais verser dans le pathos : sur un panoramique suivant la crête des arbres au crépuscule, la grand-mère fredonne une chanson traditionnelle, clamant que l'âme de son petit a été enlevé par les arbres. Lui succède un autre panoramique, cette fois sur les murs de la maison, décorés de tableaux, d'assiettes et de bibelots. Tout est dit du chagrin de la vieille femme.

Mais bien vite, la vie reprend ses droits : Zoli, Luja et Laci quittent le village pour Budapest comme ils avaient prévu de le faire avant le drame. Les occupants de la voiture échangent des considérations froidement médicales sur le décès du jeune homme. Le tragique accident sera vite oublié : un constat terrible, surtout après la mélopée de la vieille dans sa masure.

Epure du scénario, profondeur du propos, beauté formelle de presque tous les plans : ce Remous est quasi miraculeux. István Gaál rejoint ses compatriotes Béla Tarr, Ferenc Török et Marta Mészàros (un poil plus inégale) dans mon panthéon personnel. Ils sont forts, ces Hongrois.

Jduvi
8
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le 7 févr. 2023

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Jduvi

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