Reality
6.5
Reality

Film de Tina Satter (2022)

Tina Satter ne pouvait sûrement pas rêver mieux comme patronyme pour l'héroïne de ce film, sur la crête permanente entre les genres, entre la réalité, le mensonge et la dissimulation.

En mettant en image quasiment à la seconde près les retransciptions des enregistrements audio de la perquisition, l'interrogatoire puis l'arrestation de Reality Winner, Tina Satter, qui réalise l'adaptation de sa propre pièce, délivre une experience cinématographique audacieuse et en tension constante, qui tour à tour et déconcerte et inquiète par son aspect documentaire. C'est dans la zone grise de l'image manquante de cette source audio que la réalisatrice met en scène la réalité, dans une subtile et ludique expérience de cinéma. Toute la force fictionnelle trouve alors son plein potentiel dans cet espace circonscrit par une unité resserrée de temps et de lieu.

Très vite le film se dévoile alors en un anxiogène huis clos qui, s'il est évidemment un objet politique, se présente par moments au spectateur sous d'originales allures horrifiques. En imaginant le comportement, les mimiques, les corps des agents qui ont procédé à l'arrestation, Tina Satter trouve le juste angle pour distiller un décalage et une excentricité inquiétantes et surréelles qui saisissent, bien aidée par la géniale bande originale de Nathan Micay, très proche d'un Oneohtrix Point Never.

Même, et c'est remarquable, par la manière dont elle croque les personnages des agents, leurs regards, leurs corps (muscles, ventres, fesses sont très moulés), leurs postures et mouvements qui réduisent parfois la distance entre eux et Reality, et par la façon dont elle les fait pénétrer dans le cadre qu'on voudrait protecteur, la réalisatrice convoque tout un arsenal pictural féministe et déploie un female gaze insolent et réjouissant. La fragile et en apparence innocente Reality devient, outre une lanceuse d'alerte et un symbole martyr de la lutte contre l'administration Trump, une figure de femme puissante, dressée contre un président hostile aux femmes et, plus largement, une démocratie rouillée qui condamne ceux qui, en en combattant certains travers, la serve mieux que beaucoup.

Dans sa toute fin, le film penche un peu trop en la faveur de son personnage, s'éloignant un peu de l'habile flou qui flottait autour d'elle. En balançant entre le désir de vérité d'agents fédéraux aux aux techniques verbales manipulatrices, qu'elle expose et décortique de manière passionnante, et l'allure faussement naïve et donc troublante de Reality, la réalisatrice touchait au plus juste.

Si certains effets de style sont parfois en trop, la bizarrerie du film vient avant tout de son esthétique glacée et de son minimalisme, autant résultat de son économie de moyen que volonté d'épure esthétique.

En tout cela, au-delà même de son propos politique fort (d'autant plus en France où rares sont ceux qui étaient au courant de cette affaire encore chaude), Reality, pour son originalité formelle et son troublant jeu de cinéma, est une œuvre à part, et une expérience plus que recommandée.

De l'art de faire du grand avec trois fois rien.

Charles_Dubois
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Journal cinéphile 2023 et Les meilleurs films de 2023

Créée

le 4 déc. 2023

Critique lue 37 fois

Charles Dubois

Écrit par

Critique lue 37 fois

D'autres avis sur Reality

Reality
Sergent_Pepper
7

Fall talk

La polysémie du titre du premier long métrage de Tina Satter est fertile : Reality est le prénom de sa protagoniste, Reality Winner, une personne réelle ayant vécu l’histoire qui va nous être...

le 17 août 2023

44 j'aime

Reality
Plume231
7

La Jeune Fille et le FBI !

Reality Winner est une linguiste de 25 ans, travaillant dans les services secrets américains, qui a balancé des informations confidentielles, ou considérées comme devant l'être, sur des interférences...

le 15 août 2023

21 j'aime

2

Reality
arbre69
8

Pourquoi la vérité est-elle si dure à entendre

J'ai juste honte d'avoir un instant cru à ce rêve que l'on me vend depuis l'enfance. Film à voir pour comprendre cette forme de "reality" face aux mirages d'une "American way of life". Une claque,...

le 13 août 2023

16 j'aime

1

Du même critique

Les Blues Brothers
Charles_Dubois
5

Critique de Les Blues Brothers par Charles Dubois

Film emblématique d'une génération, The Blues Brothers n'a pas réussi à me convaincre. En tous cas pas totalement. Certes je n'ai pas passé un mauvais moment, j'ai même ri franchement à certains...

le 29 déc. 2015

18 j'aime

Her
Charles_Dubois
10

30 Putain de minutes

30 minutes. 30 putain de minutes. Je crois n'avoir jamais sorti aussi longtemps mon chien. C'est le temps qu'il m'a fallu pour arrêter de pleurer. Pas de tristesse. Pas de joie non plus. De...

le 23 juil. 2014

16 j'aime