RAZZIA (Nabil Ayouch, MAR, 2018, 118min) :

Le réalisateur livre une puissante fresque pour pointer du doigt l'intolérance de son pays. Un vibrant pamphlet universel pour soutenir tous les esprits libres.

Sensible description de 5 parcours d’hommes et de femmes, issus de milieux différents rassemblés par la même envie de vivre leur existence comme ils l’entendent au cœur du Maroc, à Casablanca. Plus de deux ans après le séisme provoqué par le brillant Much Loved (2015), faisant une immense polémique au Maroc et engendrant même de menaces de morts à son encontre et vis-à-vis de son actrice Loubna Abibar, le talentueux réalisateur Nabil Ayouch revient sur nos écrans avec son nouveau projet : Razzia.

Le cinéaste engagé renoue avec la volonté de conter son pays entamé par Les chevaux de Dieu (2012) pour livrer un nouvel épisode sans fard, pour poser un regard lucide éloquent sur la société marocaine. Point de départ de ce nouveau long métrage l’année 1982, les magnifiques décors des montagnes de l’Atlas où l’on fait connaissance avec Abdallah, un professeur à l’écoute de ses élèves dans un village isolé. Un homme très apprécié dont le destin va basculer à l’arrivée d’un inspecteur venu faire appliquer les nouvelles doctrines étatiques, en l’occurrence : imposer la langue arabe dans l’enseignement alors que les élèves ne comprennent que le dialecte berbère. Des réformes prémices et point de bascule du Maroc vers le salafisme occasionnant la fuite contrainte d’Abdallah complètement meurtri, et refusant avec obstination d’enseigner cette réforme rigoriste de l’éducation islamique commune à trois pays du Maghreb (Tunisie, Algérie et Maroc). « Partir et vivre libre, rester et se battre… mais se battre contre quoi ? » entend-on en voix off, toute la problématique du film est posée.

Le long métrage bascule ensuite directement en 2015, pour nous entraîner dans les rues d’une grande ville, où l’on suit la ravissante Salima en robe courte et cheveux lâchés traverser la cité pour aller se baigner dans l'océan Atlantique, alors qu’une virulente manifestation se déroule, contre la réforme de la loi sur le code l’héritage où les femmes montent au créneau avec des banderoles « Non, on ne veut pas de l’égalité dans l’héritage ». Une vague de censure et d’événements qui entrent en conflit avec l’envie d’émancipation d’une certaine jeunesse connectée via la technologie moderne (tel portable, internet, chaînes télévisuelles satellitaires), au monde occidental et toutes ses représentations. Entre la tradition ancestrale, le formatage par la langue, l’envie de liberté, le décor est planté pour une étude sociologique et un combat quotidien dans un pays constamment sous tensions.

Dans ce contexte de tiraillements intimes et psychologiques Nabil Ayouch en reliant deux périodes (1982-2015), livre un puissant plaidoyer sur les libertés individuelles à travers 5 personnages montrant différents combats, différentes trajectoires, différents visages tous unis par la même aspiration et la même quête de liberté alors que la révolte gronde, prête à exploser face à une vision rétrograde de la cité. La caméra frémissante du réalisateur offre une audacieuse mise en scène, en suivant une narration mosaïque à travers les parcours du professeur en fuite, de Salima (femme libre mais qui se questionne sur l’avortement), Ilyas serveur dans un bar (vivant dans le souvenir du mythique film Casablanca (1942) de Michael Curtiz) tenu par Joe un juif qui aspire à la douceur de vivre, et Hakim, un jeune homme homosexuel vivant dans la Médina et rêvant de devenir le nouveau Freddie Mercury (leader du groupe de rock Queen). Un long métrage puzzle qui dévoile habilement un récit acéré d'affranchissements quotidiens à travers une réalisation travaillant judicieusement sur la notion d’espace des protagonistes (appartements, chambre, bar, restaurant) en opposition à l’espace public offrant tour à tour soit l’imaginaire comme source d’évasions où la place physique pour subir divers harcèlements ou pour la lutte et la représentation de la femme à l’extérieure (façon de s’habiller, coiffure, foulards etc..) et le statut des femmes dans la société marocaine.

Cette narration foisonnante permet de multiplier les points de vue et d’offrir un portrait lucide et un constat inquiétant, mais sans occulter une fureur de vivre et l’espoir chevillé au cœur de tous les personnages de l’histoire de se libérer des carcans, et de vivre enfin selon leur propre désir. Dans un pays où la censure cloisonne tout, où la notion d’imaginaire et d’identité sont factices comme la métaphore de la présence du joyau cinématographique Casablanca (tourné uniquement dans les studios américains), l’auteur nous projette vers une conclusion hallucinante.

À travers une plongée immersive, le cinéaste sidère en termes de puissance dans la composition des plans au sein du tumulte de Casablanca, et nous fait espérer qu’après la nuit, « du chaos naît les étoiles », lors d’une dernière séquence émouvante (faisant écho à la magnifique scène finale de Much Loved).

Un film coup de poing servi par un magnifique casting impeccable : Maryam Touzani, Arieh Worthalter, Abdelilah Rachid, Amine Enaji, Dounia Binebine notamment, sans oublier la ville capturée par la caméra, s’avérant être comme un vrai personnage à part entière. À l’intérieur du film on se délecte également avec la splendide bande originale magnifiée par un superbe chant amazigh, un très bon morceau du groupe marocain Asif Melody, quelques titres emblématiques du groupe Queen et le touchant morceau As Time Goes By évoquant "Casablanca" (1942), chef-d'œuvre de Michael Curtiz.

Venez soutenir ce long métrage courageux et salutaire riche en questionnements (la problématique de l'éducation au Maroc, le sexisme, les violences contre les femmes, l'homophobie, le manque de libertés individuelles ou l'antisémitisme), au sein de Razzia. Une admirable réponse à l’intolérance. Rageur. Politique. Intense. Renversant. Un vibrant cri avant la nuit...

seb2046
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le 17 déc. 2023

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