Quelle Folie
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Documentaire de Diego Governatori (2019)

Il est de beaux hasards, comme lorsque deux films se rattachant au même sujet, quoique très diversement, sortent dans une relative proximité sur les écrans. Le mois d’octobre 2019 voit ainsi l’apparition du premier long-métrage de Diego Governatori, suivi de près par l’hyper-médiatique « Hors normes », qui met au contact de la formidable implication des accompagnants auprès d’enfants et d’adolescents atteints de formes graves d’autisme. Il faut espérer que l’impressionnante force d’attraction de la réalisation Nakache-Toledano rabattra une partie de son public vers ce documentaire, qui mérite d’être vu.


Les premiers plans explosent d’une beauté à couper le souffle. Des paysages, dans les montagnettes de Navarre, aux environs de Pampelune, en Espagne ; images que Diego Governatori leste d’une puissance métaphorique, comme si elles permettaient d’accéder directement au mode de perception ou de fonctionnement autistique. Les pales d’une éolienne battent l’air, rythmiquement, obstinément, obsessionnellement, comme la pensée d’Aurélien Deschamps que son ami réalisateur cadre ensuite, essayant de se dire, mais tournant en rond, revenant, moulinant ses idées, en une parole que rien ne semble pouvoir arrêter, sauf elle-même, comme le vent qui arpente ces régions. L’homme, le visage fin et le corps agile, se déplace sur un sentier en pente, et la prudence commandée à la marche va de pair avec les hésitations et les reprises de la pensée et du discours. Les flancs des montagnettes présentent parfois un terrain aussi aride que celui d’un désert, bouleversé, raviné, malmené par le vent qui semble vouloir affirmer là son domaine ; image d’une pensée en tourment, mais belle, somptueuse, prospective, et capable de fulgurances. Car ce sera là tout le propos du film : accompagner cet homme, brillant, diagnostiqué autiste Asperger, dans sa tentative de dire son autisme. Avec, en ombre, le questionnement qui reste également médical : qu’est-ce que l’autisme, qu’est-ce que sa forme géniale caractérisée par le nom du psychiatre autrichien ?


Pour tenter d’approcher cette réalité, Diego Governatori n’a pas souhaité la circonscrire dans une solitude de laboratoire, mais au contraire la mettre au contact d’une foule, comme on immergerait un corps, en chimie, pour observer et recueillir ses réactions. Le creuset choisi fut donc Pampelune, au plus fort de l’été et au moment de sa feria qui lâche par les rues des groupes de taureaux en furie, avant de les amener jusqu’au cœur palpitant d’une arène. La tenue humaine de rigueur est blanche, avec un foulard rouge. Aurélien, bien au-delà de contraintes aussi futiles, déambule en chemise noire au milieu de cette foule dense et souvent compacte, en état de liesse, presque de communion extatique et festive. Mouton noir parmi cette masse blanche relevée d’un trait de sang, Aurélien, d’une hypersensibilité aux bruits qui confine à l’intolérance, ne saurait prendre part à ce transport collectif. Lorsque les taureaux sont lâchés dans les rues, fendant parfois dangereusement les groupes d’hommes, la caméra et le montage établissent un parallèle presque explicite entre la solitude de l’animal parmi les humains et la singularité d’Aurélien, souvent même poussée jusqu’à un isolement effectif. Mais l’homme autiste est-il en position d’être traqué, comme le taureau harcelé par les humains, ou envisagé dans la fureur de pensée qui le lance droit devant lui, comme la bête sacrée de Pampelune qui ne tolère aucun obstacle ? Subtilement, par le truchement du montage et l’utilisation des sons, le réalisateur parvient à maintenir conjointement ces deux axes à la fois métaphoriques et interprétatifs.


Ces scènes sont accompagnées de façon presque constante par le discours d’Aurélien Deschamps. Discours inspiré, presque littéraire dès l’oral, et reflétant une hyper-lucidité du locuteur quant à sa propre personne et au monde qui l’entoure. Regard affûté qui génère des analyses ramassées, adoptant volontiers la forme d’aphorismes. Sauf lorsque la parole se referme soudain, aussitôt emmurée dans un tel silence qu’on craint de la voir définitivement tarie. Mais, patiemment, parfois discrètement incitatif, Diego Governatori parvient à raviver la flamme discursive et à la refaire flamber de plus belle. Le discours est tellement brillant que l’on pourrait presque, par moments, craindre une certaine complaisance, de la part d’Aurélien, qui est également acteur, même si l’allusion à ce métier est extrêmement furtive. Si tant est qu’une telle dimension soit effectivement présente, comment la fustiger ? Elle est sans doute nécessaire, peut-être même mâtinée d’une pointe d’exhibitionnisme, pour consentir ainsi à se livrer totalement à une caméra, même amicale, avec l’assurance que l’intériorité, tout autant que l’aspect extérieur, sera scrutée, parcourue, explorée en tous sens. De même, on peut regretter d’en savoir si peu sur la personne de celui qui a consenti à se voir placé au cœur du dispositif : il faut presque connaître déjà l’information pour saisir au vol l’allusion au métier d’Aurélien ; aucun voile n’est levé sur le passé, les parents, la famille...


Un silence qui relève visiblement d’un choix, Diego Governatori ayant apparemment souhaité effectuer une sorte de forage en forme de carotage dans le présent et le ressenti de l’autisme. Servi par une image somptueuse, une sensibilité aiguë aux sons et un traitement virtuose de leurs combinaisons, le documentaire offre toutefois la possibilité d’une entrée, voire d’une irruption, tête baissée, dans le monde de l’autisme. Un monde fascinant et dont on ne se détourne, à la fin de la séance, qu’en souhaitant reprendre et poursuivre son exploration.

AnneSchneider
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le 7 nov. 2019

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Anne Schneider

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