Comédie musicale : la locution réveille des souvenirs, déclenche un phénomène d'anticipation. All that jazz, tout ce tralala, toutes ces musiques modernes devenues classiques, ces danses sophistiquées, ces rythmes, ces attitudes ludiques, pudiques ou impudiques, tout ce tintamarre, cette extravagance décorative, tout cela vit, tressaille, palpite dans le film-monstre de Bob Fosse, délirant et somptueux, envoûtant comme un beau rêve. Mais là où les comédies musicales, genre aimable et rassurant, sont d’ordinaire plus que folâtres, le cinéaste n’hésite pas à traiter ici du sujet le plus grave qui soit : la mort, rien que ça. En français, le titre est devenu Que le Spectacle Commence ! Tout un programme. L’œuvre commence, justement, par l’une des plus des plus belles, des plus cruelles, des plus exceptionnelles scènes jamais tournées sur le show-business. Fonctionnant comme l’ouverture d’un spectacle lyrique, elle résume l’argument de façon abstraite et symbolique. Saisie au paroxysme de son exaltante et frustrante vérité, dans un typhon de corps en mouvement et d'espoirs en suspens, une audition se tient dans un grand théâtre de Broadway, où quatre cents danseurs se présentent ensemble devant le chorégraphe-roi botté de noir, Joe Gideon. Il sera leur Pygmalion, il en fera des idoles peintes chargées de répercuter ses désirs sur les foules. Certains sont en mesure, d'autres non, certains sont gracieux, d'autres lourds. Ces damnés de la danse font de leur mieux, transpirent, s'évertuent à convaincre de leur potentiel. Non loin, impitoyable, le metteur en scène aux aguets fait ses choix, évalue, élimine. C'est un méticuleux, un puriste intraitable qui accomplit un travail d’ascèse, forcené, presque absurde. Après avoir bondi, pirouetté, tendu leurs bras comme pour implorer, garçons et filles sont tour à tour éliminés, sans un mot, d'un regard de compassion, d'un geste qui dit non. Quatre cents appelés, dix engagés : les pur-sang. Le spectacle peut commencer.


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Il en vaut la peine. Il s'agit ni plus ni moins d'une comédie musicale existentielle où la Mort, ravissante mariée virginale, mystérieuse et évanescente, gantée de filoselle blanche, attend patiemment le héros, son fiancé, dans le coin encombré d'un grenier. Roy Scheider, notre compagnon des Dents de la Mer et de Sorcerer, incarne brillamment cet homme protéiforme, exalté, épuisé, consumé par sa vie intérieure. Ses élans créateurs flamboient entre les murs sans fenêtres, le théâtre tel qu'on le voit quand on y entre par la petite porte de derrière, celle des artistes. D’entrée de jeu sont invoquées pêle-mêle, comme autant d’effigies, quelques-unes de ses postures ou impostures : illusionniste impénitent, Narcisse fasciné par le miroir de sa loge, funambule précipité dans le filet, clown affublé d’un nez électrique, saint et martyr d’un rituel immuable, Joe est le showman par excellence. Il est donc danseur consacré mais aussi père distrait d'une petite graine de ballerine de quatorze ans. Il a simultanément un film et une revue sur le feu, plus une vie sentimentale compliquée. Il est comme transplanté dans un harem étouffant, parmi les créatures pulpeuses qui l'aguichent en rêvant à leur carrière ou à un lit pour deux. Trois danseuses, son ex-femme, sa compagne régulière et une novice arriviste, se partagent ses faveurs. Surmené, ostentatoire, exaspérant, séduisant, il court de répétition en salle de montage, fume jusque sous la douche, avale des amphétamines comme des cachous, se verse en gros plan des gouttes de collyre dans un œil rougi de fatigue, présente une orgie multiraciale et polysexuelle à des commanditaires pusillanimes, refume, reprend des amphétamines, se reverse des gouttes, recourt et se retrouve à l'hôpital, où on l'opère à cœur ouvert. Gros plan de l'organe palpitant. Puis ballet, admirable et morbide, où Joe, attaché sur son lit, croise les femmes de sa vie, habillées pour l'ultime représentation. La dernière note égrenée, la caméra dégrisée panoramique sur le corps in rigor mortis, enveloppé dans une housse dont on achève de remonter la fermeture à glissière. Le film est ainsi l’histoire d'une crise personnelle décisive, celle d'un artiste fringant, inspiré, survolté, qui brûle son énergie dans le désordre de la création. C’est un fabliau moderne ponctué de grands morceaux de bravoure, où les images et les idées (Cabaret, "monologue comique"…) s'enchaînent et renvoient à d'autres films de l'auteur, et notamment au personnage de Lenny Bruce, ce fantaisiste insolent qui se consume rageusement, comme impatient de se rendre au rendez-vous fixé par la mort.


L’œuvre est construite, découpée, montée dans un désordre apparent, étourdissant, qui exprime aussi bien l'impatience que la frénésie. L'évocation de l'enfance du héros, de ses premières expériences, le présent éclaté en activités fébriles et multiples, les fantasmes et divagations qui parasitent la vie, se bousculent et se télescopent en des séquences crépitantes. Impossible de ne pas penser à Fellini et à son 8 ½ : la parade finale, orchestrée par celui qui va mourir, en est une citation directe. Impossible non plus de ne pas évoquer Juliette des Esprits, car il a son mauvais goût volontaire, son onirisme apprêté, et car la mort s'y habille comme Giulietta Masina lorsqu'elle se déguisait en grande dame de cinéma. Signe révélateur : c’est Giuseppe Rotunna, le chef-opérateur du maître italien, qui signe les images. Mais les références ne sont pas indispensables pour apprécier ce spectacle éclatant qui touche, excite, secoue, déconcerte et ravit. Comme une crue catastrophique et magistralement réglée, il déborde de son lit, envahit la terre ferme du réel, imprime à quiconque ne s’en détourne pas son mouvement tout d’écume et de reflets dorés. Sertis de leurs nouveaux attributs, chapeaux-claques et cannes d’ivoire, l’introspection, le sentiment, la spéculation métaphysique se présentent sous les spots, bondissent et saluent dans la perfection complice des chorus lines. C'est un jeu éblouissant, un feu roulant de dissonances harmonieuses, d’emballements convulsifs, de décrochements chaloupés, de syncopes, d’enivrants tourbillons. À point nommé, coincé entre une scène de comédie et une pointe tragique, un numéro musical s'épanouit, miraculeusement, sur des musiques anciennes ou inédites, flot bouillonnant de nostalgies, chorégraphies d'avant-garde et paillettes de papa. Fosse guigne le nombre d’or, fait la somme du passé pour rebondir vers le futur.


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Avant de chuter dans le vide, Joe se voit convié à planer une dernière fois, à faire feu de tous ses talents, à donner son existence elle-même en représentation. Les scènes prétendument réalistes qui cernent la faune et les mœurs du show-business illustrent le postulat selon lequel, pour l’artiste, il n’est rien qui ne ressorte du spectacle. S’il s’isole en tête à tête avec sa fille Mary, c’est d’abord pour lui offrir une leçon particulière. Quand il s’attarde auprès d’Audrey, son ancienne épouse, il guide ses assouplissements avec plus d’attention qu’il ne prête l’oreille à ses reproches. Victoria, sa nouvelle recrue, le prend de court en s’offrant à lui sans façons, mais il se hâte de rétablir un rapport de domination en la pressant de donner toujours plus d’elle-même lors des répétitions, quitte à l’humilier devant les autres. Avec Katie, sa maîtresse en titre, il a la partie moins facile : leur relation oscille au gré des velléités d’indépendance de la danseuse, laquelle lui échappe chaque fois qu’elle met en avant sa propre carrière, mais finit toujours par retomber sous la coupe de son mentor. Ce mode d’expression, qui consiste à communiquer avec autrui par l’intermédiaire de la danse, se propage à tous les niveaux, et jusqu’aux plus petits rôles. À peine apprend-elle sa mise à pied que la troupe improvise sur place un facétieux numéro d’"hosto-disco" apte à conjurer l’angoisse du lendemain. Il n’est pas jusqu’au balayeur noir de l’hôpital qui n’entonne, au contact de Joe, un negro-spiritual pour le moins inattendu. Seuls résistent à ce magnétisme les hommes d’argent, producteur et son sigisbée ou experts des compagnies d’assurance. Faute de pouvoir les entraîner dans la ronde, Fosse les exécute en quelques coups de fusain, souligne à gros traits vengeurs leur piètre cynisme, les caricature pour mieux désamorcer leur charge de réalité.


La chorégraphie n’est ici qu’une des modalités de la geste artistique ; le cinéma et le musical s’avèrent, pour Joe comme pour Bob Fosse, deux pratiques complémentaires, menées de concert, requérant la même intransigeance, le même perfectionnisme, le même engagement vital. Nulle hiérarchie entre ces disciplines synthétiques, mais il revient au réalisateur de les réunir là où son double s’essouffle à passer de l’un à l’autre. All That Jazz est ce spectacle démiurgique dont rêve Joe. Un spectacle assez vaste pour embrasser des postulations antagonistes : le conscient comme l’inconscient, le présent comme le passé, le songe comme la réalité, la vérité comme l’apparence. Un spectacle tour à tour intime et grandiose dont la superstar ne peut être que la mise en scène, seule instance capable d’imposer un ordre, sinon une harmonie, à la tristesse et à la confusion qui sont notre lot. Vie professionnelle et vie privée se confondent en toute circonstances : "It’s showtime, folks !" répète Joe à chacun de ses réveils, qui se définit avec pertinence comme un "entubeur". Fosse le sait bien, qui partage ses affres mais n’ignore pas pour autant sa vanité, sa complaisance, sa mauvaise foi, et livre à travers son quotidien fiévreux un jeu de miroirs des plus inextricables. Lorsqu'on sait que le cinéaste a épousé plusieurs danseuses, vécu avec plusieurs autres, que sa fille l’est également, et que cinq ans auparavant, à la fin de la genèse de Lenny, tandis qu'il répétait en même temps Chicago, il fut victime d'un infarctus et opéré à cœur ouvert, on se pose la question de savoir jusqu'où le narcissisme fécond peut aller. Un vertige supplémentaire nous prend quand on se rappelle que l’artiste mourra huit ans plus tard, dans des circonstances proches de celles qu’il relate à l’écran. Mais au diable les clés, les serrures, les verrous de pudeur ou de "bon goût" qui pourraient empêcher d'adhérer à All That Jazz, film plein de sang — celui de la vie qui bat et qui s'en va — plein de sueur et plein de la joie de chanter Bye-bye life, de voir encore une fois, sans doute la dernière, les projecteurs s'allumer. Que le spectacle commence !


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Thaddeus
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le 27 juil. 2014

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