Priscilla
6.1
Priscilla

Film de Sofia Coppola (2023)

Ce qui anime le huitième long métrage de Sofia Coppola pourrait presque tenir en un plan, son premier. Nus et maquillés, des pieds s’enfoncent lentement et viennent recouvrir le touffu tapis d’une moquette. En effet, un an après le pétaradant et surtout migraineux Elvis de Baz Luhrmann est venu le temps du contre-récit, l’exubérant des idoles désormais recouvert par l’amertume maquillée des oubliées. Il sera donc question ici de franchir le portail faussement idyllique de Graceland, la célébrissime demeure du King of Rock and Roll (Jacob Elordi) et de lever le voile bleu pastel sur celle qui fut sa femme, Priscilla Presley (Cailee Spaeny), de leur rencontre en 1959 dans une base militaire en Allemagne (elle a quatorze ans, lui vingt-quatre) à leur séparation treize ans plus tard.


Entre-temps l’ennui. Celui-ci se déploie pleinement après la visite puis l’installation définitive du personnage dans la maison d’Elvis, orchestrées à coups de rencontres et d’appels téléphoniques entre le père de la jeune fille et la star, où les femmes (dont la principale concernée) sont reléguées au littéral contre-champ de ces véritables tractations diplomatiques entre décideurs masculins. Le château de contes de fées se mue ensuite en prison dorée, toutes sorties dans ses jardins ou fréquentations avec ses employées se voyant empêchées. Priscilla erre alors souvent seule dans le cadre et c’est la qualité du long métrage que de faire éprouver à son spectateur ce qu’est la longueur d’une vie emplie de frustrations et de tristesse. Néanmoins, ce serait une erreur de se limiter à cette récurrence critique pour un cinéma dont l’ennui n’est qu’une des modalités multiples de l’emprise, ici croissante qu’exerce Elvis sur sa compagne.


En effet, si le premier plan du film amorce d’abord un bouleversement des points de vue, il entérine surtout l’étonnante fusion entre le personnage principal et son environnement. Si ce Graceland, anti-spectacle d’un huis-clos à l’atmosphère dérangeante, est certes un lieu d’emprisonnement – portail, cadres des fenêtres et enclos d’un chien offert au personnage à son arrivée – il est surtout le reflet de ce que devient Priscilla : un meuble, un élément du décor avec lequel on joue et que l’on expose à ses amis. Si la jeune femme commence par fuir le vert kaki du militaire environnement familial, ce n’est ainsi que pour se retrouver consignée dans les tons pastels et blancs d’une autre aliénation. Priscilla se voit conséquemment intimer par Elvis que le bleu est sa couleur, excluant dès lors les robes colorées que la jeune femme souhaitait porter. La froideur ne pourra alors qu’être démise par l’obscurité, celle de la chambre à coucher, le cadre le plus intime n’étant pas celui de l’atténuement de la domination masculine mais son lieu d’expression privilégié.


Cette « poupéification » générale, qui confine par instants au grotesque (maquillage et coiffure opulents lors de son accouchement) se double d’un endormissement forcé et répété de Priscilla dont les démonstrations les plus flagrantes sont la prise de somnifères lors de la première nuit à Graceland ou encore les excessives couches de maquillage de ses yeux qui bien qu’étant ouverts nous apparaissent ainsi clos. Le motif omniprésent dans le long métrage trouve aussi écho dans son montage, les fondus au noir suggérant l’extinction, l’évanouissement du personnage lorsque la dissymétrie, entre son dévouement total au charismatique Elvis et les absences, infidélités et crises de colère de ce dernier, devient trop insupportable.


Le plus beau plan de Priscilla la voit enfin, après la fuite d’une humiliation lors de la lecture d’un conte par Elvis, plongée dans les ténèbres du cadre, un mince filet de lumière guidant alors son regard. Car Priscilla n’est pas que passive et fait parfois dérailler la mécanique oppressive ici à l’œuvre par petites touches, micro-résistances disséminées dans le long-métrage et qui finiront par trouver corps dans ses dernières scènes où l’on peine presque à reconnaître physiquement l’actrice. La sobriété de ces ultimes instants et l’intelligent choix de la chanson finale (car l’emprise durera toujours, malgré tout) viennent conclure le parcours d’une femme qui aussi fragile qu’elle ait pu être, exagérément petite comparée à la taille imposante d’Elvis, a su se tenir debout et tenir bon, habitant le cadre jusqu’à la toute fin, à la recherche longue et difficile d’une vie à soi.

Jean-BaptisteRoux
7

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le 15 janv. 2024

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