Princesse Mononoké
8.4
Princesse Mononoké

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (1997)

De jour, le grand dieu svelte et éthéré a globalement l’apparence d’un cerf. Ses bois imitent les branches d’arbres, son visage symétrique est anthropomorphe, son museau blanc, en aplat, est celui d’un félin, bordé de joues cramoisies et striées. Une barbe de gypse court du pourtour facial jusqu’au poitrail, massif et recouvert d’une crinière de la même texture. Solidement charpenté, il arbore un pelage beige clair à l’extrémité duquel pend une vague queue de renard. Les quatre pattes, tridactyles et foncées, simulent un compromis entre la serre de rapace et le sabot d’ongulé, et sont fermées par un ergot. Sous ses pas germent des fleurs proliférantes qui, sitôt son passage, fanent en un clin d’œil. Il résorbe d’un baiser la blessure pectorale du héros, marche sur les eaux, essuie un tir qui lui fait esquisser un sourire avant de reprendre son chemin comme si de rien n’était. Mais au crépuscule, l’auguste cervidé devient un géant ectoplasmique, recouvert de taches en forme d’arabesques, de stalagmites à la lisière de la phosphorescence, de motifs courbés tels des sarments de vigne. Lorsque soudain on le décapite, une bulle séreuse éclate en répandant un fluide délétère. Le faiseur de montagnes atteint la voûte céleste. De son corps acéphale, foisonnant de tous côtés, jaillissent des extensions préhensiles. Autour de lui se disséminent un nombre incalculable de ramures. Après divers états cohérents ou mythiques (le chef de meute, l’animal-totem, l’animal-sorcier), le dernier avatar est donc celui du poulpe colossal sombreur de navires de la légende romantique, incontrôlable, furieux, à la recherche éperdue de sa tête. Ses alliés la lui restituent. Depuis le sommet du tronc s’écoule alors en trombes une substance aux propriétés irradiantes. L’aube naissante terrasse finalement le Dieu-cerf, symbole protéiforme de la régénération. Il tombe à la renverse et libère un cataclysme, apocalypse verte dont émane une végétation luxuriante. Qu’elle soit complète ou partielle, la métamorphose traduit un chambardement intérieur. Car l’âme est au centre de cet assaut. Par-delà la puissance invraisemblable de ses évocations, Hayao Miyazaki laisse le spectateur libre de trancher si, de ces rêves et cauchemars, il veut faire sa réalité.


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Princesse Mononoké se situe en plein XVIème siècle, à l’ère des Muromachi, dans les montagnes boisées du nord de l’archipel nippon. Une époque de légendes et de superstitions, où les progrès techniques et les découvertes de la sidérurgie bouleversent déjà l’ordre écologique. C’est justement une rupture dans cette précaire harmonie naturelle qui amorce la fiction. La flétrissure est une marque au fer rouge, le stigmate d’une punition d’autant plus manifeste qu’elle s’inscrit à fleur de peau. Jeune prince d’une tribu isolée, Ashitaka s’interpose entre son village et le mal absolu. Son discernement et son intelligence placent d’abord dans sa bouche des mots censés apaiser Nago, titanesque sanglier que l’absorption d’une balle d’acier a rendu enragé. Mais l’exécration de l’humanité ayant transformé le gardien des forêts en démon, le chevalier n’a d’autre alternative que de bander son arc et pointer un œil rougi de sa cible pour y décocher un trait sans bavure. Dans l’instant précédent le second impact, le monstre étire un long tentacule de matière putride qu’il enroule autour de l’avant-bras de l’archer. Ashitaka apprend bientôt qu’il est victime d’une malédiction. Il se résout à partir implorer dans les contrées de l’ouest le secours d’une divinité majestueuse dont on rapporte qu’elle confère l’immortalité — ce qui attise les convoitises, tandis que lui n’aspire qu’à porter sur le monde un regard sans haine. Le feu de sa brûlure progresse lentement, par métastases, jusqu’à dessiner les contours d’une étreinte extraordinaire, d’essence sacrée. La dimension morale de cette affectation est claire. Elle se transmet par une instance qui a décrété une faute et exige réparation. Si le chef de la harde d’Izumo attente à l’intégrité physique du héros, c’est au nom d’un droit séculier à se venger des hommes car tous, au vu des atrocités dont ils sont capables vis-à-vis de la nature, sont une engeance à éradiquer. Une parcelle de l’être d’Ashitaka résonne de cris vindicatifs. Mais son âme, sensible aux renaissances, espère une entrevue avec le Grand Esprit de la forêt, enjeu d’exceptionnelle portée pour l’avenir du monde.


Sa quête initiatique le conduit à apprécier la frontière fragile entre l’Ancien (la sylve millénaire) et le Nouveau (l’industrie des forges). Il rencontre une poignée de compagnons d’infortune, un mercenaire jovial, un bonze hilare et faussement désintéressé, des soldats blessés, et surtout deux femmes engagées dans une lutte impitoyable sur laquelle souffle la colère des dieux. San d’abord, surnommée la princesse Mononoké, orpheline sauvageonne et fille adoptive de Moro, immense louve albinos, à queue double et trois fois centenaire. Travaillée par une détestation abyssale de son espèce, cette walkyrie est la chorégraphe de son propre corps, dansant par bonds, envols et roulades. Elle a pour adversaire de choc la noble Dame Eboshi, leader féministe et proto-marxiste qui dirige d’une main de fer la communauté de forgerons installée dans une forteresse à flanc de colline. Accueillante aux marginaux, aux lépreux, aux déshérités, à tous les proscrits de la société, leur apportant courage, compassion et dignité, faisant travailler des prostituées sur les gigantesques soufflets de son usine médiévale, la charismatique maîtresse des Tatara est en même temps décidée à détruire la forêt et ce qu'elle symbolise. San a d’autant plus juré la perte d’Eboshi et des siens qu’en eux sont anéantis l’antique respect et la crainte des divinités. À dos de loup, la mort est une fontaine à laquelle elle s’arrête et boit, sans jamais se désaltérer. En accomplissant un pas dans sa direction, Ashitaka la déstabilise. Sans le savoir, elle bute contre le seuil où la portent son désir d’extermination, son aversion, son ressentiment. Pourtant le prince sait ne pouvoir venir à bout de l’incendie qui la consume. Car San demeure le bras toujours armé, en vue d’autres batailles, fussent-elles perdues d’avance ; tandis que lui s’acharne en médiateur à concilier nature et humanité, à conjuguer la vie au futur éternel. Instrument d’un dessein plus haut que son existence, il obtient que sa destinée irréversible soit réexaminée puis infirmée avant le dernier plan. Du renoncement mutuel qu’il scelle avec San, il forge son aura, sa couronne de gloire. Et par le sacrifice de cet amour inenvisageable, il reçoit son salut, irradié tel un saint qui porte le soleil au fond de ses entrailles.


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Il y a en Miyazaki autant du Boorman d’Excalibur et de La Forêt d’émeraude que du Mizoguchi des Contes de la Lune Vague après la Pluie. Sans oublier bien sûr les jidai-geki de Kurosawa : l’amplitude, la générosité narrative, les multiples bifurcations de l’intrigue évoquent La Forteresse Cachée, et quand la lumière s’insinue à travers les feuilles bruissantes, lors d’une course sous les frondaisons, le film renvoie à Rashōmon. Le cinéaste chante avec une rare euphorie figurative la diversité et la profusion du vivant, invite à prendre conscience de l’épaisseur du temps en inventant des images folles qui s’activent comme les souvenirs d’une vie antérieure, mythifiée mais plausible. Plutôt que de recourir à de douteux plans-mondes exhaustifs où tout serait visible, il opère des prélèvements et travaille à organiser l’espace en pur metteur en scène. Dans une œuvre où l’on peut tout rencontrer, et surtout des créatures hybrides à la nature instable, la question de l’altérité est centrale et le clignotement des identités fait que rien n’est indifférent. Le dessin de Miyazaki produit un univers en expansion continue où tout est toujours à découvrir. L’histoire ne s’appuie sur la rivalité du bien et du mal que pour rejeter tout manichéisme. Elle ne se réduit jamais à une opposition simpliste entre état de nature et civilisation technologique et se garde bien de valoriser entièrement l'un ou l'autre. Il n’y pas de bons ni de méchants, seulement des amis et des ennemis, des alliances qui se font et se défont au fil des intérêts et des motivations. Les convictions de chacun se mesurent en une série de conflits, de confrontations en face-à-face, de points de vue divergents qui favorisent des échanges presque philosophiques — en particulier entre Ashitaka et Moro, sur un rocher, à mi-chemin du ciel et du vide. L'irrésolution morale de l’œuvre passe par cette ambivalence, inhérente à des personnages complexes, condamnés à errer dans un écheveau touffu de signes, d'énigmes, de cas de conscience et d'apories.


De quelles sources émanent cette splendide allégorie, ce bestiaire surnaturel, cet imaginaire sauvage et proprement stupéfiant ? D’une culture animiste riche de sens, de métaphores, de valeurs humaines, aux antipodes de la pensée cartésienne. La charge suicidaire des sangliers, les explosions rougeoyantes des arquebuses, la cavalcade des samouraïs amputés ou décapités, la transformation du monde en champ de ruine hérissé d’arbres brûlés, la procession des kodoma, ces petits génies sylvestres, pacifiques et translucides qui voltigent en dodelinant, offrent autant de visions foudroyantes. L’abondance des détails, la vitesse des péripéties et des ruptures de ton, le chromatisme chatoyant des images, la richesse psychologique des caractères, le réalisme social des situations, les ressources de la profondeur de champ, le montage qui alterne fulgurance du mouvement et plénitude de la contemplation, le souffle épique qui balaye le récit, chaque élément concourt à l’émerveillement et à la sidération absolue. La narration est prise dans un torrent de furie et d'apaisement discontinus qui emporte tout vers le chaos mais ne résout rien. Au son des nappes superbes de Joe Hishaishi, la girouette des repères tournoie, la raison scrupuleuse s’inverse en déferlement poétique et les procédés classiques (échelles de plans, travellings et panoramiques) jaillissent comme des feux d’artifices. Un humanisme tourmenté traverse cette fresque tempétueuse et envoûtante où chacun est à la fois une chose et son contraire, soudain suspendu au milieu. Il s’agit de dépasser l’écartèlement pour trouver l’harmonie et atteindre à la réconciliation. La grandeur se manifeste dans le refus de se laisser happer par un principe unique à l’exclusion de tout autre. Et le maître de l’animation japonaise de tracer ainsi avec lyrisme et persévérance la longue route vers l’utopie.


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Thaddeus
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le 12 févr. 2023

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