Cristina et Tudor ont le profil du couple heureux. Parents de deux enfants tout beaux et mignons, vivant dans un bel appartement en ville, rien ne semble pouvoir fissurer ce bel équilibre qu’ils ont réussi à atteindre. Pourtant, un dimanche matin, alors que Tudor emmène ses enfants au parc et que tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, sa fille Maria disparaît. Evènement dramatique qui va bien évidemment transformer les personnages en profondeur …


Le public cinéphile Français le sait, la nouvelle génération de cinéastes Roumains oeuvrant depuis maintenant plus de 10 ans, au sommet desquels on peut placer sans trop de soucis Cristian Mungiu, Palmé d’Or avec son très rude 4 mois, 3 semaines, 2 jours et Cristi Puiu, auteur en 2016 du prodigieux Sieranevada, n’est pas là pour nous offrir de francs éclats de rire ou des visions positives du monde qui nous entoure. Au contraire, ils développent plutôt un cinéma de la rudesse et de la rigueur absolue, où plans séquences étirés à l’extrême et ambigüité des rapports humains nous immergent dans un univers certes assez cafardeux la plupart du temps, mais qui, pour peu que l’on accepte de s’y plonger, nous en font ressortir en ayant l’impression d’être grandis intellectuellement et humainement. De grands moments de cinéma, où la mise en scène précise et l’interprétation souvent hors pair ne peuvent que combler les amateurs exigeants de cinéma que nous sommes. Le réalisateur qui nous intéresse ici, Constantin Popescu, avait réalisé en 2009 le remarqué Contes de l’âge d’or, dans un registre à priori un peu plus absurde et riche en humour noir que la plupart des œuvres nous parvenant de ce pays. Mais autant le dire d’emblée, le ton ne sera pas ici à la légèreté, et on le comprendra très rapidement dans le film. Après une présentation des personnages concise et exempte de gras, les enjeux sont très rapidement présentés, avec comme scène centrale un plan séquence de près de 18 minutes ultra réaliste, où le drame surgit dans le réel le plus banal. Juste la vie, devant nous, le temps qui s’écoule, et un évènement brut qui prend tout le monde de court. Car personne, à commencer bien entendu par le spectateur lui-même, n’assiste à l’enlèvement. Lorsque le père se rend compte que sa petite fille de 5 ans a disparu, sans que le monde autour ne se soit aperçu de quoi que ce soit, le choc est total, comme un effet de sidération. Lorsque celui-ci commence à s’estomper, vient le temps des interrogations, et de la folie obsessionnelle.


Dit comme ça, on peut s’attendre à un rythme nerveux, et à un suspense au cordeau. Mais nous sommes évidemment bien loin d’un quelconque schéma Hollywoodien, et le réalisateur va dès lors plutôt s’attacher à dilater le temps à l’extrême, répétant sans cesse les mêmes gestes, et les mêmes scènes, sans pourtant trop nous lasser, même si la durée imposante (2h32) se fait bien évidemment ressentir. C’est un cinéma de la sensation que travaille ici le cinéaste, qui multiplie ici les scènes en temps réel, et les plans larges nous faisant regarder la géométrie des décors d’un autre œil que ce que l’on aurait fait pour n’importe quel autre type de film. Car en nous mettant à la place de son personnage de père dévasté, bientôt quasiment seul à l’écran, hormis lorsqu’il rend visite à la police pour savoir ce qu’il en est de l’enquête, c’est un véritable malaise qu’il réussit à nous faire ressentir, car l’on sent bien que ce dernier est sur le point de basculer dans la folie, se persuadant qu’un homme croisé dans le parc où il passe ses journées afin d’interroger les mères présentes le jour du drame, est pour le moins louche, et refusant d’écouter les discours pourtant désarmants d’empathie et d’évidence du policier s’occupant de l’affaire.


Le suspense, dès lors, ne se situera plus dans le fameux « qui a fait le coup et a-t-on une chance de retrouver la fillette vivante », car l’on se doute bien que le cas ne sera jamais résolu, ou en tous les cas, que le spectateur n’aura pas le fin mot de l’histoire. Il s’agira plutôt de se demander jusqu’où ce père anéanti et réduit à l’état de fantôme barbu et errant, sera capable d’aller dans sa quête de vérité. Ce n’est pas la première fois que le basculement progressif vers une folie irrationnelle est traitée par le cinéma, mais rarement aura-t-on à ce point éprouvé ce que cela doit être de se sentir impuissant, face à l’inacceptable. Cette sensation de culpabilité encore entretenue par sa femme qui lui rappelle que c’est lui qui a « perdu » leur fille, et que tant qu’il ne la ramènera pas, rien de ce qu’il pourra dire ne pourra être audible pour elle. On se retrouve donc à être attentif au moindre détail caché dans les interstices du cadre délimité par la mise en scène, tout en ayant conscience que tout cela est bien vain, et que cela ne peut que se finir très mal.


On ne pourra nier que le dispositif maintenu tout du long par le cinéaste peut se révéler quelque peu ardu pour un spectateur lambda (sans rien de péjoratif), voir même pour un public averti. Car la structure volontairement répétitive jusqu’à l’étouffement, resserrant parfois le cadre sur le visage marqué de son comédien principal, et recourant à un sound design discret et lourd, non dans le sens lourdingue, mais plutôt oppressant, quasi imperceptible mais participant au final totalement au sentiment d’enfermement progressif subi mentalement par le personnage, et donc logiquement, par nous-mêmes, peut s’avérer réellement épuisant sur la longueur, et pousser le public le moins patient au découragement. Pourtant, pour peu que l’on soit disposé mentalement à tenter l’expérience et à « subir » les évènements comme son personnage, il est donc tout à fait possible d’être captivé tout du long, même dans les moments inévitablement flottants. C’est toute la puissance de ce cinéma sûr de ses effets, jouant parfois au petit malin et à l’épate bourgeois que nous pouvons dénoncer de temps à autre (rappelez-vous, le récent et abject « Tesnota »), mais qui, lorsqu’il se retrouve si bien maîtrisé qu’ici, ne peut que nous rendre admiratifs.


Il faut dire que l’interprétation hors normes de Bogdan Dumitrache, d’une intensité assez remarquable, aussi bien dans les scènes de dialogues que dans les moments plus physiques, où seule sa démarche et son visage peuvent faire passer les émotions requises, fait pour beaucoup dans l’appréciation générale. On imagine que ce cinéma ultra rigoureux ne laisse que peu de place à l’improvisation, et qu’il y a de quoi ressortir lessivé d’un tel tournage. Son charisme et sa puissance naturelle sont absolument incontournables et nul doute qu’au moment des fameux bilans de fin d’année, quoi qu’il reste du film dans son ensemble, sa prestation, elle, fera partie des incontournables de l’année.


Il est dommage que dans son ultime scène, le cinéaste ne puisse s’empêcher de tomber dans ces excès dont nous parlions plus haut, typiques de ce cinéma de la démonstration de force, voulant à tout prix laisser une trace indélébile dans l’esprit de ses spectateurs, en ayant recours à une ultra violence sordide, dont l’ambigüité morale dans le cas présent, peut laisser quelque peur sur sa faim. Certes, la scène fait son effet, encore accentuée par le jeu bestial de son acteur, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il aurait été possible, quitte à finir de manière radicale, de se montrer un peu plus mesuré dans ses effets, moins outré. Car pour le coup, on se croirait presque dans un film de genre coréen, et ce qui fonctionne dans un polar, fait un peu à côté de la plaque et grand guignol dans un film jusque là si réaliste. Mais quoi qu’il en soit, le film s’avère au final suffisamment tenu et exigeant envers son public, ce qui est une bonne nouvelle pour qui regrette que le cinéma actuel ne fasse qui si peu de cas de la capacité de concentration des spectateurs, que l’on peut sans mal passer sur les quelques défauts récurrents des films d’auteur pour public parisien, et apprécier ses qualités indiscutables.

micktaylor78
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le 14 juin 2018

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