Coup de projecteur en trois axes sur Playtime de Jacques Tati, pour redécouvrir le personnage de Monsieur Hulot, et partager en famille une référence majeure de comédie inventive.

Biographie :

« Je rencontre beaucoup de mes camarades qui n’aiment pas les films qu’ils ont faits. Moi, je suis un peu comme un peintre et vous ne rencontrerez jamais un peintre qui n’aime pas ses toiles », confesse Jacques Tati. Une foi en son cinéma qui n’est pas étrangère à la reconnaissance internationale récoltée par ce grand escogriffe né au Pecq (Yvelines), le 9 octobre 1907. En seulement six longs métrages, sa peinture iconoclaste et sincère des aberrations du monde moderne face au progrès lui permettra de devenir le plus populaire des artistes français dans le monde. D’origine russe et hollandaise, Jacques Tatischeff, lycéen médiocre, prépare néanmoins le concours des Arts et métiers et travaille parallèlement comme apprenti encadreur avec son père. Un stage londonien l’initie au rugby. A son retour en 1928, il intègre l’équipe du Racing-Club de France et se découvre des talents comiques lors des troisième mi-temps. Encouragé par ses coéquipiers, il monte un spectacle de mime sur le sport, abandonne son métier et se lance dans le music-hall.

Dès 1934, le « tout Paris » l’acclame. Il écrit et joue dans des courts-métrages sportifs mais la guerre arrive. En 1939, l’acteur est mobilisé mais présente au Lido un spectacle intitulé «Impressions sportives». En 1946, il réalise un court-métrage, L’école des facteurs, qui l’incite à tourner l’année suivante son premier long métrage, Jour de fête, inspiré par les pantomimes de Charlie Chaplin et de Buster Keaton. Le film ne sort que deux ans plus tard mais le succès public est au rendez-vous. Fort de cette réussite, l’artiste crée « M. Hulot », un personnage particulièrement maladroit, « d’une indépendance complète, d’un désintéressement absolu et dont l’étourderie, en fait, à notre époque fonctionnelle, un inadapté », grande silhouette voûtée qu’il interprète lui-même, déclinant ses premières mésaventures dans le réjouissant Les vacances de monsieur Hulot (1953). Cette grande carcasse dégingandée avec son « visage à la Prévert sur le corps de De Gaulle », comme le décrit la journaliste Michelle Manceaux, poursuit sa carrière en couleur avec Mon Oncle (1958), récompensé par l’Oscar du meilleur film étranger. M. Hulot poursuit quelques années plus tard avec le remarquable Playtime (1967) : échec commercial retentissant ! L’auteur réalise malgré tout Trafic en 1971. Nouveau fiasco ! En 1974, Parade voit le jour sous une forme vidéo, et met définitivement en faillite la société de production de Tati, lequel, affaibli, reçoit tardivement, en 1977, un César d’honneur avant de s’éteindre, le 4 novembre 1982. Ce jour-là, le journaliste Philippe Labro écrit : « Adieu M. Hulot. On le pleure mort, il aurait fallu l’aider vivant ! »


Contexte :

Le succès international du film Mon Oncle engendre de nombreux déplacements à l’étranger ; de capitales en aéroports et en buildings, le cinéaste voit germer, en fin observateur du monde, l’idée d’un scénario. Ainsi naît Playtime. Jacques Tati, mégalomane, perfectionniste, rêve grand et ambitionne un film hors normes. Avec 1 200m² de vitres, 3 500m² de revêtements plastique, 3 000m³ de bois et 45 000m³ de béton, il fait construire une ville décor, surnommée ironiquement « Tativille », sur un terrain vague de 15 000m², à Joinville-le-Pont. Le réalisateur épuise ses équipes, les problèmes financiers plombent un tournage de plus de trois ans. le metteur en scène supprime quarante pages de scénario et improvise une fin. Le long métrage sort finalement le 16 décembre 1967 dans une version de 2h34mn. Le public et la critique ne suivent pas.


Désir de voir :

« Le cinéma, c’est un stylo, du papier, et des heures à observer le monde et les gens« , concède le réalisateur. Ce long métrage chapitré en six séquences reliées entre elles par deux personnages – M. Hulot et Barbara, touriste américaine – filmés en 70mm (pellicule coûteuse qui améliore la qualité de l’image et du son) révèle l’ambition cinématographique de son créateur. Servi par ce format, l’artiste orchestre une somptueuse symphonie déambulatoire en gris bleuté.


La mise en scène géométrique est composée de verticalités et d’horizontalités, pour s’arrondir finalement en de multiples déclinaisons circulaires. Avec l’utilisation précise et minutieuse du cadre, de la profondeur de champ et du décor (réverbérations sur les façades en verre), cet orfèvre amplifie sa structure narrative en déployant des situations absurdes, rythmées au métronome. « La satire ne porte pas sur les lieux mais sur leur utilisation », répond le cinéaste, nostalgique joyeux, aux critiques qui le qualifient de réactionnaire. Ce film est un gigantesque puzzle : les gags – nombreux – s’imbriquent au millimètre ; chaque détail, chaque plan, ne doit rien au hasard, et cette rigueur absolue est au service d’une beauté plastique étourdissante.


Tout en contrôle, Jacques Tati décline également l’art de la saturation avec génie, multiplie les figurants et démultiplie les espaces. Avec un soin maniaque, il révolutionne aussi la narration en introduisant la bande sonore, tel un véritable personnage. Au milieu de bruits variés et de sons d’ambiance, elle laisse passer quelques bribes de dialogues.


Cette œuvre hilarante et somptueuse ravit certains critiques, comme François Truffaut : « Playtime ne ressemble à rien à ce qui existe déjà au cinéma. Aucun film n’est mixé ou cadré comme celui-là. C’est un film qui vient d’une autre planète, où l’on tourne les films différemment… ». Malheureusement, ce long métrage trop en avance sur son temps fut majoritairement incompris, avant d’être réhabilité plus tard et d’influencer des cinéastes comme Blake Edwards avec The Party (1968), Sylvain Chomet, réalisateur de l’audacieux film d’animation L’illusionniste (2010) sur un scénario de Jacques Tati, ou encore Aki Kaurismaki, Elia Suleiman, Takeshi Kitano, Michel Gondry, Roy Andersson et Wes Anderson.


Autant qu’un magistral et bienveillant pamphlet alignant le présumé progrès de la civilisation contemporaine, cette réjouissante récréation épingle l’uniformisation et l’absurdité du monde avec une acuité prophétique intemporelle inédite.



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le 26 mars 2023

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