Vendu comme un film d’auteur lorgnant l’ambition visuelle d’un blockbuster, le film de Yórgos Lánthimos se veut à la fois relecture d’œuvres devenues classiques (« Frankenstein » et « Candide » en littérature, « Freaks » au cinéma) et récit initiatique-féministe contemporain. L’attention portée à ses décors, aussi grandioses que volontairement grossiers, à ses jeux de lumière, irréels, mais aussi l’amour revendiqué du film pour les « créatures » et l’amoralité qu’il brandit ont déjà attiré la curiosité ainsi que la sympathie de beaucoup. Et pourtant, à bien des égards, « Pauvres créatures » tient moins de l’exception que de la règle dénuée d’aspérité profonde.

Sous l’apparence d’une adulte, la cervelle d’un enfant

Dès les premiers plans, Lánthimos joue explicitement la carte du conte. Et il l’abat la plus frontalement possible, bien à plat sur l’hôtel de l’hyperbole, auquel est sacrifiée toute antithèse. Chacune des intentions de l’auteur est non seulement soulignée, mais redoublée, retriplée par divers effets. Les appartements difformes du créateur hideux sont montrés à travers des plans eux-mêmes déformés. Lorsque l’héroïne sort de la demeure paternelle pour aller à la découverte du monde, le film passe du noir et blanc à la couleur. Chaque événement voulu comme choquant est souligné par un accord musical strident. L’œuvre ne se contente pas seulement d’oser l’amoralité : elle exhibe cette dernière, tant par ses dialogues (« le désir n’a rien à voir avec la morale ») que par ses images (le cadavre d’une grenouille, écrabouillée gratuitement, sera montré en gros plan, dégonflé et sanglant).

Cet excès fait impression, bien sûr. Mais il arrive que l’excessif soit insignifiant. Notamment lorsqu’il devient redondant. L’extravagante Bella Baxter, dépeinte comme hors-norme, explore un univers tout aussi haut en couleur qu’elle. Dans l’œuvre de Voltaire, il y avait un décalage formel entre la candeur du personnage principal et la cruauté du monde. Ici, les dehors du monde confirment l’intérieur de l’héroïne alors qu’ils auraient pu le contredire. Martelant sans cesse ses intentions, le réalisateur diminue en définitive son film en lui refusant tout non-dit ou ambivalence. Aussi, lorsque survient une énième scène de sexe, à laquelle prend part notre Damien Bonnard national, difficile de ne pas céder à la facilité de l’interprétation-méta : le père/réalisateur manipule sa prostituée/son film en expliquant chacun de ses gestes à ses enfants/spectateurs. Enfants qui, au cas où ils n’auraient compris ni le propos, ni son exemple malgré leur écoute et leur prise de note scrupuleuse, voient et entendent propos et exemple repris et déclinés par la prostituée elle-même.

De cette simplicité confinant parfois à la stupidité, il découle que le spectateur ne sera jamais perdu. En donnant à son héroïne le corps d’une mère et le cerveau d’un bébé, le réalisateur brigue à la fois le prestige de la maturité et l’universalité de l’enfance. Mais ni il ne risque l’ambiguïté de la première, ni il n’est capable du dépouillement nécessaire pour explorer la pureté de la seconde.

Aller de par le monde, tout y voir, tout y faire, et n’en rien retenir

Et pourtant, nous avons affaire à un film qui veut raconter des choses. Beaucoup de choses. Trop. Embarqué dans une trame éculée (appel de l’aventure d’abord empêchée ; gain de connaissances, de puissance et d’amitiés au fil des péripéties ; retour passant par une dernière épreuve dont l’héroïne triomphe en prouvant qu’elle a progressé… décidemment, le héros aux mille et un visages de Joseph Campbell a encore de beaux jours devant lui), le réalisateur est soumis à un impératif de rythme l’empêchant de filmer vraiment quoi que ce soit. Aucune scène ne doit excéder les trois minutes. Aucune d’elle n’a donc le temps de déployer son étrangeté potentielle. Sexe, jeu et alcool, politique, le film veut aborder toutes les découvertes qu’une adolescente pourrait faire ; et ce faisant, refusant de choisir, il ne parle bien de rien. Voyons plutôt.

Tout au long du récit, les parties de jambes en l’air se succèdent. Et pourtant (et justement) aucune d’elle n’est marquante. Sans forcément s’adonner au naturalisme d’un Hong Sang-soo ou d’un Kéchiche : avec un personnage au physique d’adulte, à l’amoralité d’un quasi nourrisson, et à la libido presque animale, le tout dans un univers à tendances steampunk, les possibilités étaient grandes. Un cinéaste comme Cronenberg en aurait sans doute tiré des moments aussi dérangeants qu’inventifs. En l’occurrence, une fois terminée la séance, on ne se rappelle de rien de notable. Lorsqu’un vieux dégoûtant mouillera l’ancre par trois fois avant de se laisser choir comme une épave, l’héroïne momentanément prostituée décryptera l’ensemble de ses sensations et réactions à la scène suivante, comme s’il fallait s’empresser de dissiper le moindre trouble. Une expérience avec un homme muni d’un bras-crochet sera mentionnée, sans être filmée.

Le rapport au jeu et à l’alcool est encore plus promptement expédié. Le premier est représenté comme saurait le faire n’importe quel quidam n’ayant jamais mis les pieds dans un casino. On abat quelques cartes, fait tourner une ou deux roulettes, ramasse une poignée de billets, puis l’on passe à la péripétie suivante ruiné avant même d’avoir pu savourer l’euphorie du gain. Le jeu, plaisir de l’inutilité et de la perte par excellence, n’aura valu que comme ressort narratif. Des auteurs comme Zweig ou Dostoïevki ont pourtant su faire des romans sur ces non-événements. Quant à l’alcool, les délices de l’ivresse sont expédiés en trois plans de cinq secondes : découverte intriguée du premier verre, enchaînement où l’on ne compte déjà plus, et roupillon dont la position atypique semble autoriser à oblitérer tout l’intérêt qu’aurait eu une longue scène de première cuite.

En ce sens, « Pauvre créature » n’est pas un film d’apprentissage. Son impératif de rythme blocbusteresque, visant à brasser large, le nivelle. On ne prendra par exemple jamais le temps d’assister à une expérience en université : le spectateur risquerait de décrocher. Cette célérité ne l’appauvrit pas seulement esthétiquement, mais aussi narrativement : nombre de personnages en sont réduits à se présenter eux-mêmes par un trait de caractère unidimensionnel qu’ils ne démentiront jamais. Un cynique survient au milieu du récit, une femme nous dit de lui qu’il est cynique, il confirme ses dires avec cynisme, puis se comportera cyniquement durant les quelques minutes lui étant allouées, avant de disparaître du récit.

Le comble du procédé est atteint avec le personnage de la prostituée socialiste. Celle-ci, non contente de se présenter tout aussi platement que le cynique, récidivera en brandissant son étiquette politique sur son lieu de travail. Vraiment, c’est tout à fait représentatif du socialisme de la Belle Epoque, de clamer ses convictions subversives en plein temple capitaliste, sans rien avoir à en redouter. D’autant plus pour une femme, d’autant plus pour une noire. La couleur de peau ne sera d’ailleurs jamais traitée, alors que c’est encore au dix-neuvième siècle que les sciences racistes atteignent leur apogée : ce qui aurait pu être un sujet passionnant est reléguée au rang d’inclusion superficielle. Le film nous dira qu’elle assiste à des réunions socialistes, mais il ne prendra pas la peine de filmer ces dernières. Il en est peut-être mieux ainsi, cependant, puisque notre personnage unilatéralement socialiste sera incapable de définir correctement ce qu’est un moyen de production.

Filmer une opprimée… trop forte pour souffrir de la moindre domination

Et le plus dommageable du film, c’est que malgré son didactisme outrancier, il finit par renier ce qu’il avait d’abord clamé haut et fort, à savoir, son goût pour l’amoralité et son amour de la monstruosité.

C’est sans doute à travers le traitement du féminisme que l’on comprend mieux l’abêtissement moral de « Pauvres créatures ». Dans un film d’aujourd’hui, a fortiori s’il est grand public, et qui plus est si son personnage principal est une femme, il est quasi obligatoire d’être féministe. Mais ce féminisme ne devrait pas obligatoirement avoir à être bête. Le récit se situe à une époque (fictive, certes, mais reconnaissable) constituant une apogée de sexisme structurel (à ce sujet, lire par exemple « Comment la modernité ostracisa la Femme » de Pascal Picq). Bella Baxter est non seulement une femme, mais une enfant doublée d’une sorte de bête de foire. Il y aurait eu moyen de dresser des liens entre misogynie et infantilisation, le tout en s’appuyant sur des exemples historiques. Mais une fois de plus, la facilité du contemporain l’emporte ; le féminisme de Lanthinos sera un féminisme libéral à courte vue.

Dans la première partie, pourtant, une scène tapera relativement juste. Lorsqu’elle découvre le sexe, à grands coups de « furious jumping », Bella Baxter s’extasie des performances du Don Juan de service, lequel jouit de la contenter comme nul ne saurait le faire. Mais une fois que son extase est passée, celle qu’il avait voulu réduire à l’état de poupée lui demande d’enchaîner. Ce dont il se révèle évidemment incapable. Certes, le renversement n’est pas révolutionnaire, certes, il reconduit un cliché sexuel féminin (voire une classique peur des hommes à propos de l’insatiabilité qu’ils supposent parfois au deuxième sexe). Mais toujours est-il que la masculinité est subitement renvoyée à une de ses impossibilités physiologiques. A ce moment, le personnage de Bella Baxter est effectivement fort, car il exprime une asymétrie sexuelle imparable, et sans larme ni violon.

Plus tard, emporté par sa course à la surenchère, le film contredit cette approche amorale. Au cours du dernier acte, l’ancien mari retrouve sa « femme » ressuscitée. Il sera sa dernière épreuve. Et il se révélera être une sorte de diable, mais un diable dont la malignité est dépourvue de toute puissance. Surpris par « l’empuissantement » de celle qui était vraisemblablement sa soumise, il cherchera à l’exciser. Le geste pourrait renvoyer à la réalité de plusieurs générations de femmes ayant été réprimées. Mais l’excès du film dépolitise ce qu’il cherche à dénoncer. Le mari n’est pas seulement oppressif envers son ancienne épouse : il écrase tout aussi iniquement ses domestiques. Et la façon dont il le fait (en criant sur sa servante, laquelle renverse la soupe qu’elle lui apportait, bouillante, sur ses propres vêtements) est purement gratuite. Le tout appuyé par une musique toujours catégorique, accentué par plusieurs gros plans, et souligné par un ricanement appelant réprobation à lui seul. Autrement dit, ce qui est condamnable, ce n’est pas le patriarcat en tant que structure, ni la masculinité en tant que donnée physique, c’est la méchanceté d’un salaud. La méchanceté sans ce qui pourrait faire son attrait : le vertige du machiavélisme. Car le méchant sera vaincu aussi rapidement et stupidement qu’il est venu. La méchanceté sans la violence qu’elle engendre, car, en femme forte et indépendante qu’elle est, Bella Baxter ne sera jamais ébranlée par l’injustice qui remplit censément tout son univers. Passée une crise existentielle de trente secondes, après avoir vu une poignée de miséreux que le cinéaste aura filmés de loin et en surplomb, Bella Baxter restera imperméable à la violence que le film cherche pourtant à pourfendre. Mais en quoi un système qui ne blesse ni les corps, ni les cœurs peut-il être vraiment abominable ? Comme tant d’autres, Lánthimos veut l’héroïsme du redresseur de torts sans éprouver le danger qu’il y a à combattre ces derniers.

Le film en est putassier. Il s’accapare l’idée que le passé était sexiste, mais plutôt que de chercher à en comprendre les mécanismes misogynes de l’époque, il se contente de piocher dans les lieux communs, de les illustrer superfétatoirement par un instrument de torture à l’apparence impressionnante, puis jette aux orties toute réflexion approfondie pour esquisser ensuite une romance saphique aussi anachronique que superficielle. Plus généralement, du XIXème siècle, il garde un visuel victorien de carte postale, et évacue ce qu’impliquent anthropologiquement les évolutions de l’urbanisme, du productivisme et de l’industrialisation.

Si l’on désire une œuvre cherchant réellement à rendre compte de la vie des femmes à cette époque (et de femmes prolétaires qui plus est), on se tournera plutôt vers « Désordres » de Cyril Schäublin, moins dense, mais immensément plus précis. Et si l’on veut une œuvre n’ayant pas peur de postuler que non seulement la domination masculine existe toujours, mais qu’elle tient de la racine intérieure, malsaine et inextricable, on se risquera à la réelle ambivalence de « Bowling Saturne ». Le cadre spatio-temporel de « Pauvres créatures », lui, n’est qu’une façade ; le film est on ne peut plus contemporain, et pourtant déjà en retard sur les problèmes d’actualité.

Retour à un foyer devenu normal

Au bout du compte, en congédiant une à une chaque ambivalence, l’œuvre de Lánthimos aura été un parfait récit non pas d’émancipation, mais de retour à la norme.

Retour à la norme narratif, tout d’abord. Après son périple, Bella Baxter retourne de son propre chef sous le toit familial. Décidément, le monde extérieur est trop laid. Non contente de se réfugier dans les bras de son paternel, elle prend sa relève, après avoir accepté un mariage on ne peut plus classique dans une église catholique, dont le profanateur ne pourra désormais être que l’antagoniste. Même la nouvelle femme-enfant-créature de la maison apprendra à progresser à son tour ; nul doute que son parcours sera en tout point conforme à celui de sa sœur aînée. Le cycle est donc parfait, et peut se répéter pour l’éternité.

Mais retour à la norme visuel également. Le noir et blanc initial disparaît pour ne jamais revenir. Si l’on renoue avec le décor initial, on ne retrouve pas ses plans déphasés. La sexualité, mais aussi la démarche et le parler de Bella Baxter auront été complètement domestiqués. L’achèvement, pour un monstre, c’est donc de devenir une humaine comme les autres. Dans « le règne animal », Thomas Cailley avait su épouser un parti-pris radicalement opposé.

Si « Pauvres créatures » a quelque chose de victorien outre son apparat, c’est donc sa morale. Comme il se doit, à la fin, les gentils sont pardonnés et les méchants sont punis. Et quant à cette punition finale… difficile de ne pas la mettre en parallèle avec celle de « Freaks ».

Sauf que dans « Freaks », le spectateur a suivi l’antagoniste et son amant, aux caractéristiques parfaitement canoniques (beauté opulente et repue d’elle-même pour la première, force employée de façon stupidement coercitive pour le second) ourdir et mener un plan machiavélique pendant une bonne partie du film. Que la bête de foire, qu’elle humilie en tant que nain indigne de prétendre à ses charmes, sera profondément affecté par sa trahison. Et que lorsque ses camarades, encore plus monstrueux que lui, décideront de le venger, ce sera lors d’une scène où ils deviennent réellement terrifiants. Surtout, le sort infligé à l’antagoniste, en plus d’avoir 90 ans d’avance sur « Pauvre créature », est filmé de façon non seulement comique, mais aussi horrifique : aussi méprisable soit l’antagoniste, sa transformation fait froid dans le dos. Enfin, et pas des moindres, si la belle aura été moralement hideuse précisément par sa conformité au canon, les monstres feront en sorte qu’elle devienne « one of us ! », mais eux ne deviennent pas physiquement comme elles. Ils garderont leur difformité, et cette dernière, tout au long du film, aura été filmée dans sa quotidienneté. Parce que Tod Browning s’intéresse vraiment à la monstruosité malgré (et pour) ses aspérités.

Dans « Pauvres créatures », une actrice qui n’est pas monstrueuse, incarnant un personnage dont on n’aura jamais montré la banalité de la monstruosité, sera devenue ce qu’elle était : l’incarnation du canon. Yórgos Lánthimos n’aime pas les créatures que le film, par son titre, dit prendre en pitié.

En bonus pour ceux que ça intéresse, la critique des cahiers du cinéma, disponible en libre accès : https://www.cahiersducinema.com/actualites/barbie-bizarre/

GilliattleMalin
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le 22 janv. 2024

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