J’ai connu le réalisateur Yorgos Lanthimos, réputé pour être un phénomène dans le cinéma d’auteur contemporain, au travers des films « The Lobster » (société où l’on hait le célibat) et « Mise à mort du cerf sacré » (exploration glaçante de la culpabilité et de la punition), j’en étais ressortie pas si convaincue que ça, notamment sur la mise en scène et les divers côtés malaisants, alors même que les questionnements sociétaux qui ressortent de ces films sont très intéressants.

N’ayant pas vu « La Favorite », avec lequel il avait rencontré un vif succès lors de son passage à la Mostra de Venise, j’ai voulu voir le film « tant attendu », « Pauvres créatures ».

Ainsi, dans une Angleterre victorienne du 19ème siècle, au cours d’une expérience scientifique, le docteur Goldwin Baxter (Willem Dafoe) parvient à faire renaître une jeune femme du nom de Bella (Emma Stone). Visuellement, « Pauvres créatures » démarre en noir & blanc (le réalisateur n’hésite pas à user de grands-angles exorbitants, de fish eyes inattendus, exacerbant cette impression d’enfermement), dépeignant un univers fermé dans lequel Bella ne s’épanouit pas et n’est rien d’autre qu’une enfant dans un corps d’adulte… jusqu’à ce qu’elle découvre le plaisir sexuel ainsi qu’un avocat, Ducan Wedderburn (Mark Ruffalo) débauché et avide d’aventures. Débute alors une odyssée émancipatrice.

Ensemble, ils se rendent dans la ville de Lisbonne, baignée de soleil (il faut reconnaître que les lieux et décors sont spectaculaires outre des culbutes à répétition et une envie de plus en plus prégnante pour Bella de découvrir d’autres choses), embarquent sur un bateau à vapeur, puis se rendent à Alexandrie (je ferai un court aparté ici). Bella poursuit ici son émancipation, notamment de sa relation avec Duncan en se montrant curieuse sur les choses qui l’entourent, sur les personnes qu’elle rencontre, tandis qu’à l’inverse Duncan est pris à son propre jeu et devient tout ce qu’il déteste : un amant possessif, réduit en miettes par le trop plein d’amour qu’il porte à l’égard de Bella. Il ne la laisse pas être elle-même, elle qui a ce côté naïf enfantin et qui devient une femme remplie de connaissances, sa personnalité s’affirmant au gré de ses expériences. Il pourrait avoir ce rôle de participer à l’apprentissage des connaissances, de partager son gout des voyages, mais il est dénué de tout cela et ne pense qu’au contrôle de sa relation. Certaines scènes deviennent pour le moins ridicules, notamment celle où il s’apprête à tuer Martha parce qu’elle donne des conseils de lecture philosophique à Bella (j’ai d’ailleurs apprécié ces questionnements philosophiques qui étaient trop vite balayés par d’autres sujets), ou encore cette jérémiade au bar en apprenant que cette dernière parvient à s’extirper de son emprise.

Du point de vue de Bella, j’aurais voulu voir davantage le côté cynique contemplatif du personnage d’Harry qu’elle rencontre sur le bateau, et qui amène le spectateur à être plongé dans la misère du monde en témoignant de cette vision atroce de la ville d’Alexandrie, contrebalancée par la vie de luxe où règne petits plaisirs et gains d’argent sur le bateau. Ce côté aurait pu être mieux exploré, mais la présence de l’avocat, pour le moins frauduleux, alourdit certaines scènes (la dégradation physique et morale du personnage est à mon sens trop exagérée).

Vient ensuite le passage à Paris, le film est toujours centré sur la quête d’émancipation de Bella, qui cherche toujours plus d’expériences, et cela passe principalement par… le sexe. Tout est explicité afin de nous montrer son désir de se libérer de cette société patriarcale. Les femmes sont alors décrites de manière gentille, forte et s'émancipent fièrement (par le sexe tarifé visiblement) tandis que les hommes sont oppresseurs, voleurs (vision incarnée par Duncan) et brutes. Est-ce que cette vision est réellement si subversive que ça en 2024 ?

Le côté plaisant est que la sexualité est abordée sans honte, ni tabous, loin des représentations usuelles du désir féminin au cinéma.

Lors de son passage à Paris, Bella en apprend plus sur la politique lorsqu’elle devient socialiste sous l’influence d’une de ses camarades (un passage engagé du film qui fait du bien). Mais la question est vite éludée lorsqu’elle apprend qu’en réalité avant de mourir, elle était enceinte.

Le côté touchant du personnage de Bella incarné avec brio par Emma Stone (il faut le dire), est représenté à travers sa naïveté et son émerveillement du monde (les scènes de découverte des différentes villes lors de son périple sont superbes). Elle, qui se pose des questions sur le monde qui l’entoure ainsi que sur les bases de la société, ne se pose pas de questions sur comment elle a été réanimée (pourquoi cette attitude d’enfant par exemple), ce n’est qu’en discutant avec son amie du bordel, qui lui parle de sa cicatrice attestant qu’elle était enceinte au moment de sa « réanimation », qu’elle souhaite obtenir des réponses.

L’enfant prodigue a alors vu le monde et revient dans son berceau londonien, cette ville jadis en noir et blanc désormais habitée des mêmes couleurs et lumières que le reste des endroits rencontrées par Bella dans ses aventures. Elle ambitionne alors de passer son brevet de médecine et de reprendre l’académie de Godwin qui lui la laisse en héritage (un bon retour aux sources). Le lien qu’elle a avec son « géniteur » est davantage creusé, on en apprend plus sur l’histoire antérieure de Bella.

On apprend effectivement qu’elle était avec un homme violent, manipulateur, ayant une vision étriquée de la femme : celle de procréer. L’on pouvait d’ailleurs s’attendre à ce qu’elle finisse par se venger de cet homme, chose promise, puisqu’en guise de clôture, Bella partage son quotidien avec un homme de science, garde à ses côtés sa camarade socialiste et a transformé son ancien compagnon en chèvre.

Je ne me suis ainsi pas laissée autant emporter que ça par ce film avec une qualité peut-être trop surréaliste, brouillant les lignes entre la réalité et la fiction, pouvant laisser le spectateur avec un sentiment de malaise (j’ai trouvé que certaines évolutions des personnages étaient trop artificielles).

Petite anecdote : j’ai pu discuter avec quelques personnes à la fin du film, pour certaines cela partait trop dans tous les sens et les scènes de nudité ne convenaient pour un film « tous publics » et pour d’autres, il fallait digérer le film qui avait des aspects intéressants faisant appel à notre réflexion avec une mise en scène incroyable. Je tiens effectivement à souligner les touches de sarcasme très bien amenées pour dénoncer notre société, la direction artistique (le choix des costumes, les décors, le ciel nous invitant parfois à rêver) et pour finir le casting impeccable que constituent Emma Stone, Mark Ruffalo et Williem Dafoe. Mention particulière pour l’acteur Ramy Youssef qui incarne Max McCandless dont je n’ai pas parlé : ayant un côté un peu lâche, on ne peut lui enlever sa douceur.

Mcassiede
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le 2 janv. 2024

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