Passion
6.7
Passion

Film de Yasuzō Masumura (1964)

Certains films font tout pour être désagréable. L'ouverture, images aux couleurs ternes accompagnées d'une horreur à cordes stridentes en guise de musique, pose les bases. Et quand enfin la musique diminue, c'est pour mieux noyer le spectateur sous un flot de paroles continu sorti de l'adaptation de Svastiska (Junichirō Tanizaki) fidèle et récitée par des acteurs au jeu très affecté. Mais l'austérité apparente vole en éclat dans un grotesque jubilatoire.


Ce texte en vidéo : https://youtu.be/c33c1qbI-yk


Systématiquement abandonnées au cinéma, les imbrications narratives de l’auteur ne posent pas de problème au cinéma exemplairement fluide de Masumura et la libéralisation des mœurs permet de conserver son vice enjoué lui aussi souvent gommé. Masumura analyse le roman comme la trajectoire d’un amour lumineux pour la beauté, en particulier celle du corps, hérité de l’Europe antique à un amour asiatique sombre, de repli et obéissance aveugle. La narratrice Sonoko passe donc d’une passion impérieuse pour le corps d’Aphrodite de sa nouvelle amie à une adoration de dévote pour l'image de Kannon. Le cinéaste déclare vouloir dépeindre avec sincérité et vérité l’amour Européen et moquer dans le grotesque la ferveur japonaise.

Pourtant, le film propose un syncrétisme des deux formes d’amour nettement séparées dans le discours. Les interprétations excessives jusqu’au comique donnent un ton décalé dès le début, la religion guette et c’est l’Aphrodite qui appelle la pénombre. La raison du décalage des intentions et du résultat se trouve peut-être dans une autre déclaration où Masumura considère ses compatriotes comme des enfants imitant un occident dont ils ne comprennent pas la pensée. Cette idée du faux-semblant dirige le film, comme si finalement montrer des Japonais expérimenter ce qu’il appelle un amour Européen ne pouvait pas être vrai.


Masumura déroge dès l’ouverture à son rejet du gros plan qu’il juge mensonger dans le cinéma japonais, comme s’il intégrait sa caméra à la mascarade à venir, bien que cet écart à son style soit plus prosaïquement l'illustration d’un repli égoïste et une nécessité pour effacer l'environnement. Car le cinéaste renoue avec le rejet de tout contexte de ses débuts, s'écarte de son classicisme brut des années 60 et dévie vers une abstraction de la passion.


L’apparition en chair de Wakao est retardée par toutes sortes de représentations : d’abord en photographie, puis en dessin, et enfin à travers un miroir. Cette accumulation pose les multiples visages d’une personnalité insaisissable. Immédiatement iconisée et déifiée dans la peinture de Kannon, la pimpante et volubile Mitsuko n’a cependant rien de la pureté virginale d’un bodhisattva. Elle est une divinité à la Grecque : égoïste, jalouse, arrogante et charnelle ; Aphrodite convoquée par un motif évoquant son coquillage sur l’obi. Au milieu des nombreuses femmes écrasées et désincarnées des années 60 de Masumura, Wakao, actrice au jeu souvent intériorisé, décontenance par ses excès affectés dans un enchaînement de mystifications et devenant gourou d'une secte vouée à la vénération de son corps de déesse. Narcisse totale, elle se mire même dans l’œil de la caméra et la charme, nous avec.


Avec un miroir dévoilé par Aphrodite débute la très belle cosmogonie de Passion. Sonoko prend connaissance d’un corps parfait dans lequel elle se fond par le reflet, cherchant à combler son incomplétude dans l’amour. Une lutte pour l’égalité avec la divine s’engage tentant soit de la faire chuter soit de s’élever à sa hauteur pour finir sur une étreinte, au-dessus d’une masse sombre en forme de globe, comme une terre vide, de deux corps nus doublement fragmentés par le cadrage et le miroir. Un nouveau monde pour Sonoko.

Le démembrement est source du monde, ou au moins de l’être humain, dans plusieurs mythes. De même, les scènes d’amour sont un abandon de soi, les corps dispersés dans une multitude de plans. Cette création paradoxale dans la perte d’intégrité de l’individu accompagne l’ombre du vampire qui s'étend sur les films de Masumura, car après le démembrement vient la dévoration. Étouffés par la société et construisant leur personnalité sur l’amour, ses personnages en viennent à littéralement se nourrir de l’autre dans des relations de dépendance de plus en plus excessives. La morsure de défense du premier grand rôle de Wakao inspire à Masumura des gestes où la sensualité devient violence de plus en plus brutale jusqu’à la dévoration. Ici, un pacte très solennel se conclut en buvant le sang de l’autre directement à la veine et Mitsuko glisse comme un vampire auprès du lit de ses amants. Elle puise son énergie de ses amants infantilisés : le “lit conjugal sacré” est devenu deux lits simples, le couple reste en pyjama à attendre que Mitsuko les borde et leur donne la becquetée, et Sonoko se coiffe en couettes ; désormais pâles et dévitalisés par leur obsession amoureuse.


Après que Mitsuko se soit vautrée dans le lit, Sonoko déchire les draps, recouvre de plumes noires comme des cendres sa vie conjugale, puis ment et rentre dans le jeu des manipulations. Watanuki, amant aux manières de larve obséquieuse, exerce le chantage pour conserver sa relation. Et c’est au tour du mari falot de rejoindre cette ronde mortifère, attiré dans le filet de la moustiquaire d'une scène onirique où les cauchemars de Sonoko, jalouse craignant de devoir partager Mitsuko, se concrétisent.


Après un amour diurne et bariolé, la caméra se resserre sur le carré amoureux.

La maison s’assombrit et le cadre se rétrécit avec la vie de ses habitants. L'absence des plans larges habituels de Masumura et une caméra fixée aux personnages effacent leur environnement au point que l’on distingue mal le foyer bourgeois des chambres d’auberges minables. Au contact de Mitsuko, tous abandonnent non seulement leur individualité mais leur monde matériel se désagrège. Une perte des repères spatiaux amplifiée par les raccords du réalisateur qui brise la bienséance de la règle des 180°. Bannis du cinéma classique américain pour cette raison de destruction de la cohérence spatiale, certains cinéastes Japonais (des origines jusqu’au milieu des années 60) utilisent des raccords à 180, leur brutalité assouplie par une vue d’ensemble et sa symétrie ; des éléments absents ici. Masumura troque ses cadres frontaux pour des compositions obliques sans profondeur de champ, dont de nombreuses plongées qui accompagnent les rapports de domination, même ceux visiblement artificiels, comme si, avec le gros plan, la caméra participait elle aussi au mensonge généralisé. Les vampirisés errent ainsi dans une subjectivité étriquée et abstraite uniquement constituée des couleurs ternes des corps, vêtements et murs vides. Seule ressort la peau rosée de Mitsuko, divinité toc mais étincelante, dans cette laideur étouffante.



Le grotesque de l’outrance et les va-et-vient de Mitsuko traitent le drame comme un vaudeville ; jusqu’au suicide amoureux aux airs sectaire parasité par un alignement de pieds à l'avant-plan, rappel rigolard des fétichismes Tanizakien. Comparé aux esclaves pleurnichards et monomaniaques, on prend plaisir à suivre le gourou démoniaque et hédoniste traverser tous les états.


Wakao réussit à donner à ce stéréotype de femme fatale opaque une fragilité bienvenue à ce qui aurait pu n’être qu’un bloc caricatural. Son regard, parfois fuyant, parfois trop fixe, et ses battements de cils à la fréquence d’ailes de colibri peuvent se percevoir comme des révélateurs plus sincères d'un caractère mal assuré. Son désir de jouissance contrebalancé par son attrait pour la mort. Des indices discrets de fêlures qu’elle abandonne dans Tatouage, pour réellement incarner une divinité supérieure et SM en creusant l’aspect effleuré ici du modèle prenant le pouvoir sur l’artiste.

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le 29 août 2022

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Homdepaille

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