Si la forme un chouïa plus brute trahira sans doute le film de fin d’études auprès des adeptes du style épuré des réalisations récentes de Hamaguchi, il est certain que Passion en plante déjà toutes les graines thématiques. Avec la subtilité qui le caractérise, il esquisse ainsi le portrait d’un groupe d’amis dont les relations complexes se déploient dans une ambiguïté perpétuelle.


Il y a, indéniablement, quelque chose de la pièce de théâtre dans la mise en scène minimaliste toute entière tournée vers l’expression des personnages. Si l’on sent les champs et mouvements de caméras quelquefois un peu maladroits, symptôme sans doute du caractère universitaire du projet, les dialogues et scènes s’enchaînent avec fluidité, alors que les protagonistes se croisent, s’éclipsent et se retrouvent d’un appartement à un autre ou autour d’une table de restaurant. Puisque la place est à la parole plutôt qu’à l’action, il semble toujours demeurer une distance avec les décors, témoins silencieux où résonnent les mots plus qu’espaces habités et vécus. Tout ne semble que passage, et pourtant le mouvement se fait avare : c’est que le pèlerinage de nos héros est émotionnel, et se déroule à l’intérieur d’eux-mêmes.


Le temps, aussi, se resserre : le cœur de l’intrigue se blottit dans l’écrin de quelques nuits à peine, qui laissent entrevoir le risque de tout changer. C’est la nuit, en effet, que chacun se sonde, sonde l’autre, et que sous l’effet du frottement des egos les sentiments accèdent enfin à la surface, se matérialisent sous forme de mots. Ils naissent et se déploient, comme les pétales d’une fleur restée jusque-là à l’état de bourgeon par peur de révéler au monde ses couleurs véritables. Cette fleur à l’éclosion nocturne, à l’inverse du tournesol, semble fuir le soleil, puisqu’à l’aube de ces errances sans sommeil chacun réintègre sa place dans la société sans plus oser la questionner. Ce poids des codes, des apparences qui se substitue presque mécaniquement à la conscience, il n’est guère besoin de l’expliciter, et il s’immisce vénéneusement à travers d’éloquents non-dits.


Ne serait-ce point là la constante chez Hamaguchi ? A l’image de l’héroïne d’Asako I&II qui a mis sa vie en veille dans l’attente de son amant perdu, à l’image de Sakuraka dans Senses qui n’avait osé remettre en cause, ne serait-ce qu’en pensée, le rôle qui lui avait été confié, les personnages de Passion errent, le jour, tels des fantômes privés de leur substance. Puis, de la même manière, ils sont confrontés, au détour de l’imprévu, à l’irrésistible tentation de soudain suivre leurs impulsions, de se précipiter vers la vie à laquelle ils s’étaient jusqu’alors interdits de rêver. C’est que de leurs bourgeons si obstinément clos, les émotions ne peuvent que déborder de manière désordonnée, toute maîtrise de leur flux affaiblie par le déni dans lequel chaque matin immerge. Leurs élans deviennent les jaillissements de la pression qui les a écrasés, l’éclatement d’une défiance presque adolescente.


Là où, pourtant, réside toute l’ambiguïté de l’oeuvre, c’est qu’elle ne manque pas de rappeler que le péril d’une vie bien réglée, pour rigide et dépassionnée qu’elle semble, a aussi ses sirènes. Il n’y aurait point, sinon, motif à déchirement. Là encore, le dilemme est semblable à celui d’Asako I&II ou Senses, le choix scinde les existences entre l’instinct de la passion déraisonnable et le quotidien apprivoisé. Il faut embrasser, sans doute, la passion, aller jusqu’au bout d’elle pour s’apercevoir, enfin, de sa part d’illusion, savoir si elle n’est pas qu’une invitation au voyage dont l’attente a sublimé l’attrait. C’est cette exploration, cette tentative, enfin, d’aller au bout de soi que ce premier long-métrage de Hamaguchi parvient à saisir, peut-être avec moins de subtilité que ses suivants, mais avec tout autant de fougue et de pudeur – d’innocence voudrait-on presque dire.


Ainsi, dans ce film de fin d’études, le cinéaste met déjà en place tous les éléments de son art, qu’il ne fera que raffiner par la suite. Les jeux de l’amour qu’il dépeint ne sont guère qu’un prétexte pour révéler les fragilités et insécurités enfouies de ses personnages, pris dans la toile de conventions sociales dont ils peinent à s’émanciper. Il nous livre ainsi une belle fable sur l’amour, la peur, la frustration, mais surtout sur la liberté.


[Rédigé pour EastAsia.fr]

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le 20 mai 2019

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Lila Gaius

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