sept 2012:

"Bienvenue dans un monde de droite", semble dire ce film éminemment politique. La caricature que nous dépeint Jessua est effrayante et comique à la fois comme il se doit.

Bien plus féroce que "Traitement de choc" ce "Paradis pour tous" effraie par la froideur et surtout le cynisme royal des monstres créés par le docteur "Freudenstein" qu'incarne Jacques Dutronc. Ses patients dépressifs subissent un "flashage" qui les désinhibe entièrement, effaçant du même coup angoisse et compassion. Les êtres humains deviennent des robots incapables de souffrance et d'entendre celle des autres.

L'art s'éteint en même temps que la peur de mourir, le jugement critique s'altère, le goût du monde s'affadit, l'on s'éprend des pages de publicité, de toutes les niaiseries dénuées de pathos, la laideur disparaît en même temps que l'humanité. Tout le monde il est beau. Philippe Léotard, dans un dernier moment de lucidité déclare à Patrick Dewaere, totalement insensible à sa détresse qu'il ne peut pas lui vouloir car on n'en veut pas à une machine.

Ce qui compte désormais pour le flashé, c'est de faire du chiffre, d'être le plus efficace et compétitif possible, quel qu’en soit le prix pour les autres. Les perdants sont responsables de leurs échecs. La ligne droite, plus que les détours, dirige tous ces comportements et ce, jusqu'au meurtre. Le sur-homme nietzschéen? Un peu en effet. Surtout ce dérèglement social condamne l'humanisme, décidément espèce en voie de disparition dans l'univers post-moderne.

Marrant comme cette angoisse du futur engendre autant de films d'anticipation tellement hargneux. On sent bien là la peur de la mécanisation de la société, la perte des repères dans le travail comme dans les rapports sociaux. Les plaisirs sont identiques, ordonnés, bien rangés, lisses, sans débordements, en un mot : inoffensifs pour le groupe. Le standard fait loi pour tous, l'individu flashé est mouton largement panurgien, consentant, promulguant la tonte avec allégresse, il l'anticipe même, désincarné, comme eugénisé du cervelet, inerte jusque dans les gênes de sa progéniture promise à l'innocence flashée dès la naissance.

Le simplisme des flashés abrutis par l'absence de réflexion montre bien que l'intelligence est une conception très complexe dans laquelle la peur de mourir et la socialisation ont leurs parts essentielles. C'est là peut-être la démonstration la plus éclatante de ce film.

Mais paradoxalement, il affiche aussi sa nature à la fois farceuse et un brin hédoniste avec une implacable insistance. Certes, la sexualité existe malgré tout, très libre, mais dénuée de passion, encore une fois. Machinale. Quand j'évoque la farce, je devrais plutôt parler d'ironie, ce serait plus juste. On voit bien la teinte d'humour très noir, flirtant elle même entre complaisance et cynisme. Ambiguë. Mais au final, cela fonctionne parfaitement, horrible, drôle et futé, le film reste bien balancé.

Le mérite de cet exploit en revient sans doute autant à la mise en scène très nette, propre, un peu froide même, de Jessua (peut-être pas aussi glacée que les tee-shirts Lacoste et la coupe de cheveux Neuilly de Patrick Dewaere) qu'à la direction de jeu des acteurs. Le film semble leur laisser une belle liberté.

Il est couillument serti d'une épatante brochette de comédiens charpentés. Le dernier plan est une dédicace à Patrick Dewaere, suicidé peu de temps après le tournage. Cette mort répondant bien évidemment à une histoire personnelle tortueuse, mais 'tain, comment s'empêcher de faire le lien avec le thème de "Paradis pour tous"? Diction, regard, prestance sont chez cet acteur d'une inévitable justesse, sans maquillage, ni forfaiture, un jeu à fleur de peau, frémissant de beauté.

Je suis un peu moins fan de Fanny Cottençon, si ce n'est de sa voix éraillée et sexy. J'ai un peu de mal à suivre la comédienne sur chaque scène, notamment les hystériques.

Philippe Léotard m'étonne, me séduit et finit par m'impressionner avec force. Pour Stéphane Audran, c'est bien simple, j'ai les yeux pleins d'étoiles, une admiration sans borne. Par bien des aspects cette femme est extraordinaire. Elle dépasse mon entendement.

Jacques Dutronc est beaucoup plus insaisissable. Pas sûr que je sois capable sur ce film de bien apprécier son jeu.

Paradis pour tous est un film d'anticipation porté par une certaine terreur d'après 30 Glorieuses ou la part de désenchantement qui est propre aux années 70. Daté de 1982, le film est marqué par son époque et explicite beaucoup plus de non-dits sur cette fin de siècle que bien d'autres productions de ces années là. Il le fait au scalpel, sans détour, net et précis, tout en sachant garder un mordant jubilatoire et délectable.
Alligator
7
Écrit par

Créée

le 20 avr. 2013

Critique lue 1.3K fois

13 j'aime

Alligator

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

13

D'autres avis sur Paradis pour tous

Paradis pour tous
takeshi29
8

Le "Paradis pour tous", c'est l'enfer sur terre

Sorte de mix improbable entre "Et la tendresse ?... bordel !" et "Equilibrium", "Paradis pour tous" dépeint une société où le bonheur serait inoculé par un procédé médical appelé "flashage", inventé...

le 9 avr. 2017

19 j'aime

2

Paradis pour tous
Torpenn
5

Autant avoir Dewaere dans le nez

Patrick Dewaere, trentenaire urbain travaillant dans les assurances déprime beaucoup et veut se suicider, jusqu'ici, tout va bien. Se retrouvant à l'hôpital, il est soigné par le docteur Jacques...

le 17 mai 2012

15 j'aime

40

Paradis pour tous
Alligator
7

Critique de Paradis pour tous par Alligator

sept 2012: "Bienvenue dans un monde de droite", semble dire ce film éminemment politique. La caricature que nous dépeint Jessua est effrayante et comique à la fois comme il se doit. Bien plus féroce...

le 20 avr. 2013

13 j'aime

Du même critique

The Handmaid's Tale : La Servante écarlate
Alligator
5

Critique de The Handmaid's Tale : La Servante écarlate par Alligator

Très excité par le sujet et intrigué par le succès aux Emmy Awards, j’avais hâte de découvrir cette série. Malheureusement, je suis très déçu par la mise en scène et par la scénarisation. Assez...

le 22 nov. 2017

54 j'aime

16

Holy Motors
Alligator
3

Critique de Holy Motors par Alligator

août 2012: "Holly motors fuck!", ai-je envie de dire en sortant de la salle. Curieux : quand j'en suis sorti j'ai trouvé la rue dans la pénombre, sans un seul lampadaire réconfortant, un peu comme...

le 20 avr. 2013

53 j'aime

16

Sharp Objects
Alligator
9

Critique de Sharp Objects par Alligator

En règle générale, les œuvres se nourrissant ou bâtissant toute leur démonstration sur le pathos, l’enlisement, la plainte gémissante des protagonistes me les brisent menues. Il faut un sacré talent...

le 4 sept. 2018

50 j'aime