On retiendra sûrement dans Pacifiction la performance d’un acteur célèbre. Et il est indéniable que ce film a Benoît Magimel pour centre, mais pas seulement parce qu’il est un documentaire sur son acteur mais aussi et surtout parce qu’il est une véritable plongée dans l’esprit de ce Haut-commissaire de la République. Sauf que le comédien n’est ici qu’un instrument, il doit camper un corps dans lequel se fixe une somme de perceptions confuses. Il ne s’agit certainement pas de s’identifier aux sentiments du personnage ni d’en faire sa psychologie. Ce que recherche Serra pendant tout le film, c’est le caractère vague mais extrêmement précis d’un état d’incertitude de son spectateur. C’est une véritable quête chronophage (quatre cent heures de rush avec trois caméras) qui fait que pendant tout le film nous glissons toujours un peu plus dans l’incertitude liée à notre propre perception des faits. C’est en fait ce que recherche Serra, entrer dans le flux de conscience du personnage, dans son a-perception et il n’est pas impossible que cette quête aille plus loin, déborde dans la conscience même de l’acteur car c’est ce que réussit le film à son meilleur, être au bord de la fiction, si bien que le territoire du personnage et celui de l’acteur, se confondent, pour un temps, et nous assistons avec délice aux étincelles de ce frottement. C’est ce qui se passe dans la dernière scène dans la boîte de nuit, quasiment sans dialogues, délirante, dans laquelle le Haut-Commissaire en sueur assure simplement qu’il va bien. Dire que Pacifiction est un film paranoïaque, c’est déjà prendre parti, c’est tuer le film puisque cela revient à imposer une interprétation fixe des perceptions diffuses du personnage.

Albert Serra n’est ni ouvertement politique, ni contemplatif, ni esthétisant, oserons-nous dire, aujourd’hui, qu’il est un expérimentateur ? Le comédien est donc un simple outil abritant les incertitudes du personnage qui contaminent le spectateur devenant à son tour ce cobaye volontiers soumis mais nécessaire. En cela, Serra se rapproche des expérimentations du Nouveau Roman et en particulier des recherches d’Alain Robbe-Grillet dans Les Gommes notamment où il est d’emblée difficile de se situer entre la réalité de l’enquête et la conscience de l’enquêteur quitte à ce qu’elles se confondent. Ils partagent aussi tous deux un goût pour les îles mais non pas bien sûr pour leur localisation géographique, Serra a assez fait part de son indifférence à cet égard (et qui peut dire où se passe exactement l’action de La Jalousie ?) mais pour leurs climats tropicaux, leur ambiance lourde et suintante (Duras n’est jamais loin non plus). Il est clair que cette chaleur permanente y est pour quelque chose dans l’état second du protagoniste et peut-être de l’état d’hypnose du spectateur. Ce n’est pas un hasard si l’un des moments les plus hallucinants se passe dans un stade où la pluie, enfin, se met à tomber. Serra est donc un expérimentateur soucieux et subtil, puisque cette incertitude croissante dans laquelle nous sommes plongés s’étale officieusement dans la durée. C’est pour cela que la vision du film entraînera forcément chez certains une vague d’hermétisme, c’est que Serra est l’un des rares cinéastes à proposer une expérience modeste qui n’est ni métaphorique (il ne capture pas une once de surnaturel), ni sensationnelle.

Ce film qui n’est qu’à peine qualifiable de fiction a-t-il un but ? Même si l’on rit volontiers, lors des longues scènes de dialogues, de la vision politiquement arriérée du Haut-commissaire, qui à la fin du film peut émettre un jugement clair sur cet homme ? Qui peut dire ce que le film veut pointer du doigt ? En cela Serra se situe très loin et à plusieurs égards, des rares films français qui ont osé abordé la politique fictionnellement comme L’Exercice de l’État de Pierre Schoeller, par exemple. On pourrait aller plus loin en avançant que deux films contemporains incarnent deux conceptions opposées du cinéma, qui, prises dans le domaine politique, nous apparaissent curieusement sous une lumière encore plus crue. On se souvient dans L’Exercice de l’État de cette scène introductive, volontiers clinquante, d’un gigantesque crocodile et d’une femme nue dans une chambre d’un palais ministériel. Au plan suivant, le ministre se réveille en sursaut. C’est la vision du rêve typique de l’Image-action dirait Deleuze, « l’image-rêve est soumise à la condition d’attribuer le rêve à un rêveur, et la conscience du rêve (le réel) au spectateur ». C’est tout autre chose qui se passe dans Pacifiction, la force du film est de nous plonger de plus en plus dans l’incapacité de discerner ce qui relève de la réalité de ce qui relève des hallucinations, et Serra entretient d’une manière excessivement habile cet état de non-choix, d’incertitude. « L’image n’a plus pour caractères premiers l’espace et le mouvement, mais la topologie et le temps ». C’est le moment où Magimel semble apercevoir à travers ses jumelles un sous-marin, où était-ce seulement une barque ? C’est la scène où les deux chimères de Magimel l’observent de loin à travers la vitre brisée d’un bâtiment désaffecté et où le plan suivant les montre en train de se regarder de près, ont-ils conscience de se voir, existent-ils seulement ? On ne le saura pas.

Il est évident que le festival de Cannes n’est pas près de primer un film à l’objectif si modeste, nous faire plonger dans un espace mental étranger afin que nous ne sachions pas si tout n’est qu’hallucination et que nous jouissions simplement d’une pure perception du temps.


Mlemagnen
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le 29 oct. 2022

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le 28 oct. 2022

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