Kiarostami filme un enfant et ses tribulations erratiques autour de Koker. Il a embarqué, bien involontairement, le cahier de son ami. Son ami va être renvoyé s'il ne lui rend pas le précieux torchon dès ce soir. Il s'appelle Nématzadé, son copain. Il s'appelle Ahmad, l'enfant, et il ne peut pas sortir du cocon familial tant que ses devoirs ne sont pas terminés, propres, c'est la priorité et il est sans cesse interrompu par sa bonne mère qui le sollicite à tout-va pour un oui, un non, un peut-être, un berce-le, un fais-ci, fais-ça, un va-chercher-du-pain, il en profite pour s'échapper et cette course a le goût d'une profonde respiration, de l'air suave du dehors.


Kiarostami filme un enfant et son univers minuscule, ses horizons étriqués, le microcosme de Koker et Pochté. Loin des yeux, loin des villes au dehors. Dehors, la révolution est passée, la paix n'est pas venue. L'un dira que c'est pire. L'autre que c'est beaucoup mieux. La paix n'est pas venue. Le monde y fourre son nez, l'occident joue au marionnettiste avec la lourdeur qu'on lui connaît. Politique des villes. De LA ville lointaine, inaccessible, mirage absurde d'un lieu où "l'homme n'a pas sa place" dixit le vieux menuisier fatigué d'assister au démantèlement de son labeur, à l'inéluctable arrachement de ses belles portes et fenêtres, victimes de la tendance nouvelle. "Ils" les emmènent en ville. On ne sait ce qu'elles deviennent.
Là-bas, ils crient, ils vocifèrent et la paix ne vient pas, un parleur remplace l'autre, l'Ayatollah, le Shah. Kiarostami, l'air de rien, filme un enfant en plein heurt avec l'adulte indifférent, qui ne l'entend ni ne le voit, filme un village et ses hameaux, diffuse en toute simplicité son message humaniste qui ne peut éviter d'être ici politique.


La révolution est passée. Les artistes ont fui l'Iran et la censure islamique. Kiarostami est resté, se comparant lui-même à l'arbre qu'on ne peut déraciner sous peine de voir ses fruits perdre toute leur saveur. Les racines, les voilà. Un village, un enfant et le vent du dehors qui souffle sur les branches, arrache et détruit, effleure à peine les bases qui pourtant en perçoivent quelques effets difficilement identifiables. La vision du cinéaste est précise, le choix du point de vue pertinent. Contournant la censure sans pour autant tomber dans la métaphore lourdaude, Kiarostami joue du réalisme avec subtilité. Appelons ça réalisme poétique ou néo-réalisme. Qu'importe dans le fond, c'est l'art persan qui s'exprime ici dans toute sa majesté, son insoumission et son incapacité historique à cloisonner son propos.


Ses spécificités linguistiques devenues culturelles également.
Kiarostami filme un enfant et cet enfant parle beaucoup, se répète inlassablement. À quoi bon?, dira l'occidental, oubliant par cette question que les Hommes habitent leur langue avant leur pays, que le langage porte une part essentielle de la culture, que ces répétitions sont un fondement de la poésie (puis de la prose naissante) persane, qu'il ne faut pas occulter les silences pour autant. Car quand la paix revient, entre une tirade et un aboiement, c'est vers les yeux du gamin que s'oriente l'objectif du réalisateur. Et quels yeux! Le jeune Ahmad livre une performance bouleversante, chargée du réalisme cher au géniteur de l'oeuvre. Un regard implorant vers une mère débordée, désespéré vers une troupe d'adultes bavasseurs indifférents à son existence même, paniqué vers le père navrant d'auto-satisfaction et c'est le drame de l'enfance qui se joue en une fraction de seconde.
Qui ne se jouera que là. Jamais on ne verra la punition, jamais le moindre éclat. Kiarostami suggère plus qu'il ne montre avec une candeur désarmante.


Où est la maison de mon ami? est un film de très peu, le film d'une pudeur explosive, toute de contraste et de rentre-dedans mêlés, le film bouillonnant d'un homme et d'une époque. Il n'est ni politique ni poétique, ni abstrait ni absolument réaliste, pas plus métaphorique que premier-degré. Il est tout ça à la fois.

-IgoR-
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le 11 mai 2016

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