Un ciel sombre, chargé. Au travers filtre un mince rayon de soleil. Bouli Lanners pose l’esthétique qui habillera son film d’un bout à l’autre. Un poing sur la table. Puis il pose ses personnages. Un à un. Longuement. Gilou. Cochise. Sortis du même moule mais burinés par une vie qu’on devine mal foutue, déformés à son image. On ne parlera pas de charisme mais plutôt d’empathie.


Un rythme étrange.
Qui se met en place chaotiquement. Entre contemplation et course poursuite. Sans trop savoir où aller.
Sur une musique de Pascal Humbert qui trouve ici une toile de choix pour la mélancolie électrique de ses compositions aux airs de grand ouest.


L’esthète est à l’œuvre, une nouvelle fois. Les obsessions ont évolué en douceur. Lanners délaisse un temps la nature sauvage qui le fascinait pour un retour à l’homme, à ses créations perdues, voies ferrées et entrepôts à l’abandon prennent une dimension biblique sous son regard fasciné. Moins des décors que des œuvres, de grand angle en contre-plongée. L’homme y débarque en perturbateur mais peine à s’y imposer, englouti par l’étreinte qu’il a lui-même façonnée. Il rame, piétine, cherche son chemin (au sens large du terme), paumé, c’est bien normal, dans cet univers monochrome à la beauté triste de fin du monde.
Déni d’humanité.


Deux sortent du lot, marchent fiers et convaincus, sûrs de leur but. Ils semblent doués d’un infaillible sens de l’orientation au milieu du chaos passif qui règne « ici ». On mettra ça sur le compte de la folie. Sont un peu handicapés cela dit. Avec eux, c’est l’amour qui surgit, qui déborde et s’exalte avec tout le ridicule et l’immense beauté qui est sienne, qui fait oublier peu à peu l’autour, qui fait serrer les plans, concentrer le regard vers un autre idéal. Il leur manque un peu de chance car l’espoir n’est que peu de choses face à la haine idiote et au foutu malaise qui couvre la région.


Elle leur viendra du ciel, ou bien du fond d’un buisson, irréelle et absurde, à la lisière entre fantastique et surréalisme. Un prophète incertain, maillon indispensable. Il partira comme il est venu, ne laissant que le doute de sa propre existence. N’était-il pas simplement l’expression schizophrène d’un courage si fou qu’il ne trouvait sa place dans le corps timide d’un héros qui s’ignore ?


Du chatterton et des colliers serflex.
Et la trame de vriller, la tension au plus haut de se désamorcer subitement en un éclat de rire. Lanners scénarise aussi à sa manière, monte son film à l’envers, se fout des modes et des convenances. On rira au pire moment, on perdra l’équilibre installé jusqu’alors, ainsi soit il. Les revirements sont brusques mais en rien ne chahutent, on est loin des poncifs, des twists marginaux. Dans le monde de Bouli Lanners, c’est d’un regard qu’il s’agit (admirable Dupontel !), une phrase parfois qui bouleverse la donne, l’idée reçue (« je n’ai pas d’arme »), un silence bien placé, l’art consommé de l’action avortée.


Il y aura des rencontres, chassés-croisés intenses ou rien n’est jamais vain, prendra forme plus loin, dans le grand dessein.


Un dessein bienheureux, aux airs de vrai bonheur simple. Happy end doucereux comme on n’en voit pas au cinéma, minuscule revirement, déjà amorcé en début de film, simplement affiné, perfectionné dans l’adversité, témoin d’un infime bout de vie, de quelques décisions, plus anodines les unes que les autres, aisées pour la plupart, qui conduisent pourtant au sourire persistant de l’homme comblé.

-IgoR-
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le 30 janv. 2016

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