La grosse bombe qui fait pssshhht.

L'équation me semblait prometteuse. Un cinéaste qui aime se projeter dans des sujets qui dépassent l'ensemble de l'humanité choisissait de s'attaquer à l'histoire du Projet Manhattan et de la bombe atomique. Il voulait pour personnage principal Robert Oppenheimer. Un homme sur qui une pression immense s'est manifestée alors qu'il se devait de jouer le fusible entre les scientifiques et les militaires au coeur d'une époque de désolation mondiale et tout en ayant conscience du fait qu'il mettait son génie au service de la création d'un ouvre-boîte de Pandore.

Le Projet Manhattan et le basculement symbolisé par Trinity c'est un moment déterminant de l'histoire de l'humanité. L'entrée dans l'ère atomique est un changement de paradigme qui non seulement a provoqué d'immenses changements pour les domaine de la science et de la guerre mais qui a également influencé l'art, la culture, le cinéma, la musique, la philosophie puisqu'en offrant les outils de la guerre froide aux américains et aux russes, l'arsenal nucléaire a instauré un nouvel état de sidération et d'angoisse face à cette réalité : nos ennemis et nos dirigeants sont désormais en situation de tous nous annihiler sur simple pression d'un bouton. Aux États-Unis en particulier toute une génération de citoyens fut donc élevée dans l'attente permanente d'une gigantesque catastrophe.

Les écoliers étaient amenés à multiplier les exercices d'alerte, devaient constamment avoir à l'esprit de quelle manière se jeter au sol, devaient avaler des tonnes de viande y compris au petit déjeuner au prétexte que celle-ci favorisait le métabolisme et offrait donc une meilleure résistance aux effets de la radioactivité etc. C'était une époque de prévention constante avec la promesse que tout irait bien en suivant les règles et recommandations, ce qui paradoxalement rassurait peu de gens et provoquait plutôt la crainte existentielle en mettant dans le crâne des américains qu'ils pouvaient disparaître dans les flammes de l'enfer à tout moment et sans en être avertis. Joe Dante a pensé son génial Matinee/Panic sur Florida Beach en s'inspirant de ce qu'il avait vécu lui-même alors qu'il était enfant à cette période et je vous le recommande chaudement.

Nolan donc choisissait de s'attaquer à un sujet très vaste et profondément lié à un épisode de l'histoire qui a marqué l'avènement d'un nouveau paradigme. Philosophiquement ce n'est pas rien. J'étais donc franchement impatient de pouvoir découvrir ce film. Cette alliance d'un auteur comme Nolan et d'un sujet comme Trinity me vendait du rêve d'office, il n'était pas nécessaire de m'intoxiquer avec ce marketing massif et prétentieux. Il s'avère qu'il a potentiellement renforcé mon envie de basher ce que j'ai fini par voir sur l'écran. Et avec le recul il me semble en réalité trahir l'incertitude de Nolan qui s'est sans doute aperçu à un moment qu'il n'était plus en capacité d'émouvoir et de transporter les spectateurs à la recherche d'autre chose que de sa grandiloquence abusive et de plus en plus déplacée.

Car ici l'auteur fait de personnages ayant réellement existé des pantins qui semblent tous équipés d'un seul visage, d'une seule émotion. Il est rare de voir les comédiens en position de déployer une réelle dynamique dans leur jeu. Cillian Murphy doit simplement avoir l'air sonné en permanence. Emilie Blunt faire la gueule en permanence. Florence Pugh doit quant à elle jouer une sorte de dominatrice insupportable, ce qui pousse sans doute Nolan à exposer sa poitrine un maximum histoire que le spectateur puisse trouver un mauvais prétexte à l'attachement d'Oppenheimer à son égard. On est bien loin de la vision de Roland Joffé qui certes abusait des violons et de la guimauve mais qui pensait une Jean Tatlock agréable à vivre et pas constamment dans le jeu étrange d'une attraction-répulsion.

Matt Damon/Leslie Groves est pour sa part trop absent de ce récit pour qu'un véritable lien d'amitié complexe prenne forme sur l'entièreté du film, et leur échange de regards supposément complices après le succès de Trinity tombe donc à plat. Car jamais Groves ne semble être un personnage d'importance. Et là encore le contraste avec la vision de Joffé est d'une grande violence. Chez lui Paul Newman se déployait à l'aide d'un regard perçant et d'une performance hyper énergique, faisant de son personnage un homme potentiellement plus impressionnant que le véritable Leslie Groves. Ici Matt Damon correspond physiquement bien plus au Groves des photos historiques, tout comme Murphy se rapproche davantage d'Oppenheimer que Dwight Schultz, mais les traits de caractères et par conséquence les interprétations de ceux qui doivent leur donner vie sont d'une pauvreté regrettable.

Robert Downey Jr. s'avère être celui qui s'en tire le mieux car il semble imposer une sorte de surjeu à la simplicité manifeste des situations et du texte qui le soutiennent, ce qui en bout de course donne une performance paradoxalement maîtrisée, extrêmement juste et qui marquera sans doute bien plus les esprits que toutes les autres dans ce film.

Concernant le récit lui-même et son message, rien ne va à mon sens. Nolan s'attaque donc à un sujet existentiel et à un épisode historique d'une importance cruciale tant les questions éthiques et philosophiques qu'il pose ont provoqué de grands vertiges dans les cercles intellectuels du monde entier. Mais l'axe qu'il choisit est incroyablement réducteur. Tout tourne autour d'Oppenheimer et de son seul destin. Malheureusement en faisant le choix de faire de lui une sorte de gentil chaton constamment victime de la brutalité des politiciens voir même victime de son propre génie, Nolan pense un Oppenheimer qui semble subir son propre cerveau et ne jamais réellement se montrer passionné par ce qu'il étudie d'un bout à l'autre du film. Il sait des choses, oui. C'est visiblement un grand penseur. Mais il semble quasiment dévoré par sa propre perception révolutionnaire de la physique quantique. Comme s'il n'avait jamais réellement espéré faire de découverte et comme si le monde de la science lui-même ne le motivait pas spécialement.

Le personnage est tristement plat. L'alchimie entre lui et ces étranges personnages secondaires, en particulier féminins, renforce cette impression qu'il n'est responsable de rien et subit la volonté de chacun. Enfoncé dans un fauteuil il écoute les interrogatoires qui visent à faire de lui un traître à la patrie comme un gamin qui passe en conseil de discipline. Aucune subtilité dans la mise en scène du personnage principal qui subit, constamment, ne décide rien et donc ne devrait jamais être accusé de rien. Oppenheimer ici est un gentil savant qui n'a rien fait de spécial, n'a créé aucun engin de destruction massive, car l'engin lui-même est un détail. On s'en contrefout presque. La question n'est pas la bombe, le massacre, l'éthique etc. La question est "Pourquoi sont-ils tous si méchants avec Oppie ?".

Retournons à Joffé, son Oppenheimer est un brillant scientifique mais très suffisant, qui semble trop conscient de sa supériorité, qui frime. Lorsqu'il prend conscience des implications éthiques du programme qu'il dirige, ses doutes sont alors plus sérieux car la psychologie du personnage évolue. Le vantard espiègle qui savoure les salves d'applaudissements devient un homme au visage fermé, heurté par la mort ou l'éloignement des amours de sa vie et qui malgré un final un poil trop triomphaliste semble avoir avalé sa propre fierté pour accepter de jouer le jeu des apparences.

Chez Nolan le doute s'installe également, mais l'écriture du personnage et le choix d'une narration non linéaire lui imposent un électrocardiogramme plat. Son seul moment d'émotion à la suite de la mort de Jean Tatlock est d'une lourdeur abyssale, dans une mise en scène ridicule avec un Oppenheimer qui chouine encore une fois comme un gosse que sa compagne-maman vient gronder parce qu'il a dormi dehors bref... Nul. Vraiment. En tous cas à mon goût.

Je passe rapidement sur la musique, intéressante mais insupportable tant le niveau sonore est agressif et semble traduire la dépendance de Nolan à la musique qui viendrait lui servir de trigger émotionnel. Comme s'il était incapable d'émouvoir sans elle, sans qu'elle ne nous kidnappe. Il a pourtant démontré le contraire à de nombreuses reprises dans le passé, mais pour Oppenheimer il peut dire merci à son compositeur ainsi qu'à celui ou celle qui a décidé de faire péter les enceintes, sans la musique l'impression de faire face à un récit inintéressant et qui ne sait jamais où il va aurait été encore plus palpable.

Le montage de son côté est parfois très bancal et cette obsession de Nolan pour les flashbacks/flashforwards et l'envie de fabriquer un labyrinthe devient gênante. En particulier dans un récit historique. Jouer avec le temps est une obsession de Nolan. Ca n'aide pas nécessairement dans un contexte comme celui de cette histoire.

Le traitement des conséquences de Trinity et des bombardements sur le Japon mériterait un article distinct tant il laisse à désirer, Oppenheimer ne parvenant à prendre conscience de l'horreur de la bombe atomique qu'en imaginant des victimes américaines bref... Jamais nous ne verrons la moindre image réelle ou reconstituée de ce que les japonais ont subi. On s'en fout, visiblement. Ce qui compte c'est la politique intérieure des USA et dans un cercle encore plus restreint car tout tourne autour d'Oppenheimer. Et la seule critique très palpable à l'égard des USA concerne le maccarthysme et cette chasse aux sorcières visant la moindre sympathie de gauche. En somme il n'existe aucun monde au-delà des États-Unis et la passivité maladive de cet Oppenheimer là lui donne l'air d'être constamment ailleurs, naïf concernant la politique, absent concernant l'éthique. Le seul drame serait que l'atmosphère s'enflamme. Ben oui, ça tuerait aussi les gens qui déclenchent la machine. Mais si on peut éviter ça, ôter la vie de centaines de milliers d'humains en un claquement de doigts, ce n'est pas vraiment un souci.

Enfin je me dois d'évoquer une séquence du film qui m'a poussé à décrocher relativement tôt : Vishnu et Florence Pugh. Je spoile en partie mais ça n'a que peu d'importance pour l'immense majorité des spectateurs. Sa maîtresse Jean Tatlock le chevauche comme un canasson lorsqu'elle décide subitement de faire une pause, se lève et se rend face à la bibliothèque du scientifique hébété. Elle prend un livre, l'ouvre et interroge : "Qu'est-ce que c'est ?". Du sanskrit lui répond Oppie. "Tu le lis ?". J'apprends. La belle s'approche du lit le bouquin en mains, ouvre une page et le plaque contre sa poitrine en réclamant d'Oppie qu'il lui dise de quoi le bouquin parle. C'est un moment durant lequel Vishnu... "Non, lis moi les mots".

Et Oppenheimer sort la punchline historique de Vishnu qui prend sa forme à plusieurs bras et déclare être la mort, le destructeur des mondes. Pour beaucoup de gens qui sans doute ne sont pas conscients de l'importance de cette phrase dans la trajectoire du réel Oppenheimer cela semblera anodin. Mais un jour, après avoir vu le film, ils iront sans doute chercher des images, articles, vidéos concernant le scientifique ayant réellement existé. (Faut-il le souligner tant ce film semble inventer des figures intégralement fictives ?).

Et ils tomberont sur cette séquence filmée durant laquelle le réel Oppenheimer explique ce que les participants à l'essai Trinity ont ressenti, et dit avoir de son côté songé à ce passage de la Bhagavad-Gita concernant Vishnu et sa démonstration de puissance absolue, expliquant être devenu la mort, la destruction de l'univers, la capacité de tout annihiler. Une déclaration impressionnante de la part de celui qui a concrétisé la bombe atomique en dirigeant le projet Manhattan. Elle semblait témoigner subtilement de sa conscience quant à la gravité de ce qu'il avait accompli et évoquait la destruction des mondes et donc le risque ultime de la bombe atomique et de la course aux armements : nous pourrions un jour tous disparaître, condamnés par notre volonté d'acquérir les pouvoirs divins.

Nolan bousille complètement l'importance de cette déclaration en l'associant à un moment durant lequel sa maîtresse (qui était indiscutablement très importante pour lui) ouvre une page au hasard et lui demande de la lire. Et lie son film, son récit trop imprégné de fiction et de volonté de puissance lui aussi, à cette déclaration réelle de sorte que les spectateurs qui la découvriront après avoir vu le film l'entendront et auront en tête l'image de Florence Pugh sautillant sur Cillian Murphy et s'imagineront que le véritable Oppenheimer faisait une subtile référence ou private joke renvoyant à sa maîtresse d'alors. C'est d'une nullité et surtout d'une bêtise incroyable.

Ce passage qui m'a marqué et qui a heurté mon intérêt de toujours quant à l'histoire du Projet Manhattan m'a fait soupirer très fort et je m'excuse auprès des gens qui étaient assis à mes côtés lors de la projection. Malheureusement des soupirs j'en ai poussé un paquet. Et ce passage illustre à mon sens le problème de cette démarche filmique dans son ensemble. Nolan ne semble avoir aucun respect pour l'importance de cette histoire réelle mais utilise le cinéma comme l'armée a souhaité utiliser l'atome. C'est son arme à lui, elle pourra oblitérer ce qui existe afin de créer son meilleur des mondes. Celui dans lequel les humains parlent comme des bouquins, ne peuvent s'empêcher de faire des bons mots constamment. Lorsqu'ils ouvrent la bouche, on entend un stylo qui gratte le papier, on peut sentir la présence de la main de Nolan. A tous les niveaux la présence de Nolan est en réalité tellement envahissante qu'elle efface la complexité de ses personnages.

Pour moi ce fut donc une grande déception. Ce film a des qualités, quelques unes. Mais distribuées de façon inégale et pour un ensemble dont le ton m'a paru très discutable. Je recommande donc Les Maïtres de l'Ombre qui s'il a beaucoup de défauts lui aussi offre des personnages plus complexes et bien plus vivants. Qui de surcroit n'oublie pas de mentionner les scientifiques confrontés à l'irradiation aigüe et donc morts durant le Projet Manhattan.

Je sais parfaitement que la plupart des spectateurs d'Oppenheimer préféreront sa modernité et sa virtuosité "évidente" à la mise en scène très classique du film de Roland Joffé. Préféreront aussi la musique assourdissante de Oppenheimer aux violons des Maîtres de l'Ombre parfois noyés par les tremolos d'Ennio Morricone qui provoque potentiellement une indigestion de romantisme (l'idylle guimauve John Cusack/Laura Dern y contribuant également). Mais pour ma part je reste team Joffé. C'est classique, pas inventif, mais les dialogues sont excellents et de ce fait les personnages semblent humains.

Quoi qu'il en soit, faites vous votre opinion au sujet d'Oppenheimer en allant le voir !

Ce qui me déçoit le plus c'est de ne pas avoir pu me sentir transporté, je vous le souhaite donc.

MaJ : tombé sur le message d'une internaute qui explique que ce film traite de l'éloignement physique entre des humains intoxiqués par la guerre et qui ne sont plus capables de percevoir l'humanité qu'ils ont en commun avec ceux qu'ils transforment en leurs victimes. Je doute que ce soit la visée de Nolan dans ce film néanmoins songeant à la séquence de la pomme empoisonnée, je me demande si cette interprétation ne trouverait pour autant pas sa place dans de nombreuses séquences... et expliquerait potentiellement la volonté de masquer les images ou la présence du Japon et des japonais. Qui sait cela pourrait même justifier le dispositif qui sépare deux personnages (couleur/nb) aux perceptions très différentes alors qu'ils vivent tous deux une situation similaire (interrogatoire) voir se croisent. Cette interprétation m'intéresse et je l'aurai en tête en revoyant le film dans quelques mois.

A63N
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le 23 juil. 2023

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