No Home Movie
7.3
No Home Movie

Documentaire de Chantal Akerman (2016)

Monté à partir de rushes filmés au quotidien sans but véritable, le dernier et ultime film de Chantal Akerman est un double travail d’assemblage et de synthèse d’une matière disparate qui, au fur et à mesure, a mué en portrait d’une femme : la propre mère de la cinéaste. Dès lors, ce qui frappe, c’est l’absolue cohérence, la fatale limpidité de sens qui traverse ce réagencement de plans autonomes, glanés ça et là au fil des jours, des mois, des années. Car ce qui relie ces prises de vue instinctives et anarchiques au sujet qui émerge peu à peu, c’est le temps – incoercible, inaltérable, implacable – et son unique horizon : la mort. D’emblée pourtant, le film se place sous le sceau de la résistance, pleine de bruit et de fureur, d’un corps sur la durée, à travers la figure de cet arbre assiégé par le vent. Résistance digne, nécessaire, mais condamnée à ne s’accomplir que dans le silence et le vide du plan final. En cela, No Home Movie apparaît comme un film profondément pessimiste, étouffant, presque désaffecté, mais qui, s’il étire ses plans jusqu’à la torpeur ou l’inconfort, continue à croire en une certaine idée du cinéma comme trace.


Un jardin déserté, où seule une chaise peut encore témoigner d’un passé. Un appartement bruxellois, où vit une vieille femme, seule. Au fil des visites passées à cette mère, Chantal Akerman filme une micro-épopée de l’intime, taillée dans la chair même du quotidien. Il faut voir avec quelle patience, quel sens de l’observation, la caméra se fond dans une rythmique propre à la vie de cette femme, réduite à une lancinante succession de repas, de conversations, et de déplacements exécutés pas à pas, au prix de quelques râles, dans un appartement devenu trop grand pour elle. Pourtant très vite, derrière cette attention presque dérisoire portée au trivial et à la confession, point une sourde appréhension, qui lui est inhérente : un sens de la perte, qui pousse à préserver, au prix d’une lenteur parfois fastidieuse, la substance même de la vie de sa vocation au néant. Ainsi, la manière de mettre en scène la mère n’est pas sans parfois créer de troublantes figures. Que penser de cette conversation Skype où Akerman, partie à l’étranger, filme sa mère sur un écran d’ordinateur, pour témoigner, selon ses dires, de cette possibilité nouvelle de résorber la distance permise par les nouvelles technologies, alors que, dans le même temps, le visage de sa mère est ramené à un amas de pixels, une figure abstraite, décomposée, insaisissable, donc déjà perdue ? De fait, No Home Movie est un film sur une disparition progressive et inéluctable. Manger, parler, écouter, se déplacer – autant d’aptitudes qui, en l’espace d’un raccord, ne vont plus de soi. On l’aura compris : Akerman donne à voir, tout en avancées brutales, l’imperturbable travail du temps. D’un plan à l’autre, la mère ne peut plus manger seule, et commence à perdre l’élocution. Dans l’une de ses dernières apparitions, elle se retrouve cloîtrée dans un fauteuil, rétive à toute parole, toute écoute, n’aspirant qu’à dormir. La séquence est longue, et terrible : Chantal et sa sœur l’enjoignent à parler, à ne pas succomber au sommeil, cette antichambre de la mort. « Maman, ne t’endors pas ! Raconte-nous une histoire ! ». Mais rien n’y fait : il n’y a plus d’échange, plus d’expression, plus d’histoire possibles – dans la vie comme dans le film. Seuls le silence et le vide qui, en guise de dénouement, prennent possession des lieux.


Ce portrait d’une mère a ceci de déchirant qu’il est aussi, en creux, celui de sa fille. Au risque de la surinterprétation, la vocation de No Home Movie à l’autoportrait n’est pas sans ouvrir de profondes béances au sein de ce récit d’une disparition envisagé à l’aune du sort tragique de la cinéaste. Au sein du dispositif filmique qu’elle élabore, Chantal Akerman s’astreint à une place singulière : témoin, enquêtrice, passeuse, elle crée, en s’effaçant, les conditions pour que sa mère se raconte. Pourtant, peu à peu, cette mise en retrait s’assimile à une manière d’être au monde : qu’elle apparaisse de dos, en reflet, ou à la faveur d'un mouvement furtif, elle semble toujours de passage dans le cadre, comme étrangère. Seule sa voix à la fois rauque et douce, reconnaissable entre milles, tient lieu de réel ancrage – d’où un certain effet d’irréalité quant au caractère fuyant, presque fantomatique, de sa présence au sein du film. Il y a un moment à la fois étrange et bouleversant, dans le dernier tiers, où la caméra se déplace dans l’appartement, se faufilant dans chaque pièce comme pour retenir quelque chose de ce moment où la mère est encore en vie, là-bas, au salon. Dans le même temps, on ressent le corps qui filme, ici, derrière l’objectif – dans ces mouvements vacillants du cadre, dans ce souffle court du filmeur. En un plan, tout le film voit ses enjeux synthétisés : conserver une trace d’un lieu, d’une atmosphère, d’une présence vouée à disparaître, mais aussi d’un acte de filmer, inhérent à une démarche, une énergie, un corps qui ressent. Finalement, le portrait de l’univers maternel reste indissociable de celui d’une artiste au travail, et c’est probablement dans ce plan duquel elle est absente que la cinéaste se livre le plus intimement.


De manière troublante, d’aucuns diraient prophétique, la dernière apparition de Chantal Akerman dans le film se donne, littéralement, comme une disparition. C’est ainsi qu’une immense cinéaste dit adieu au monde et au cinéma, dans le décor banal mais chargé de souvenirs d’une petite chambre d’un grand appartement de Bruxelles : elle se chausse, tire les rideaux, puis, réduite à l’état de silhouette indistincte – déjà une ombre –, elle quitte le champ. La caméra continue à filmer la pièce vide. On entend ses pas s’éloigner, une porte claquer. Et puis plus rien. C’est déjà tellement, et pourtant si peu. No Home Movie filme la perte tout en étant, au sens premier du terme, un objet sans foyer, orphelin, qui tente de retenir la vie alors qu’il est déjà, malgré lui, peuplé de fantômes. Le geste est terriblement intime, inconfortable mais nécessaire, harassant et prodigieux, jusque dans ses excès et ses replis les plus incertains.

CableHogue
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le 16 févr. 2016

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