No Home Movie
7.3
No Home Movie

Documentaire de Chantal Akerman (2016)

Le film s'ouvre sur un long plan fixe résistant au vent qui secoue furieusement l'arbre qui se dresse sur la gauche de l'écran et en occupe toute une partie. Arbre héroïque, que l'on suppose croître dans le désert du Néguev, en Israël, d'après le paysage désolé qui est parvenu à l'enfanter. On ne le comprendra qu'après, mais tout est dit dès ce premier plan par la réalisatrice, Chantal Akerman, fille issue d'une mère ayant subi les persécutions nazies, et rejet aussi miraculeux que cet arbre en plein désert, affrontant un vent qui ne semble souffler que pour le malmener. Des voitures finissent par passer au loin, en procession, reflet dérisoire et totalement muet des activités humaines, dominées par le hurlement du vent. Vent insupportable, acharné, plus redoutable que Dieu tonnant ; mais quand, dans la suite du film, la caméra revenant au désert le montrera s'apaisant et même cessant presque totalement, le silence n'en sera que plus terrible, disant toutes les extinctions, l'arrêt du souffle humain...


Car le film sera ainsi construit, reposant, comme les piles d'un pont, sur ces deux espaces : le désert israélien et l'appartement maternel, à Bruxelles. Dans ce dernier, la caméra est souvent posée, en apparence inerte, enregistrant longuement, à la manière d'une vidéo surveillance, l'activité domestique de la mère. La vie.


D'autres moments saisissent des dialogues entre cette femme et sa fille, la réalisatrice n'apparaissant que furtivement, ou de dos, en amorce du plan. Celle-ci se fait alors intervieweuse, lançant sa mère dans la parole, l'évocation de souvenirs. Le lien filial semble s'inverser dans ces séquences et c'est Chantal Akerman qui pose sur sa mère le regard tendre et admiratif qui est d'ordinaire celui du parent sur l'enfant. Mais l'on comprend cet amour, lorsque l'on reçoit nous-mêmes l'animation extraordinaire de cette femme déjà très âgée, évoquant avec une exaltation amoureuse et radieuse la figure de son propre père, si beau, dans son regard de petite fille.


D'autres plans captent les échanges par Skype entre la mère et sa fille, entraînée dans des voyages lointains par sa vie professionnelle. Un léger agacement peut traverser parfois le spectateur, face à un certain exhibitionnisme de la réalisatrice, une auto-glorification soulignant ses destinations lointaines, une propension à pousser sa mère vers des déclarations d'amour maternel toujours plus extrêmes.


Mais ces mouvements de recul cèdent vite face à l'inflexion suivie par le film : les plans tournés dans l'appartement bruxellois s'obscurcissent soudainement, celui-ci se retrouvant plongé dans une obscurité de mauvais aloi, tout juste percée par le rectangle de fenêtres qui ne semblent plus répandre la lumière. Les déplacements maternels ont cessé et on voit finalement le pauvre corps attablé devant un frugal repas qu'il peine à ingurgiter, secoué d'une toux qui évoque la fureur du vent initialement filmé. S'inscrivent ici ces nouveaux plans dans le désert, qui montrent le tarissement du souffle éolien, plus angoissant, à cet instant, que le déchaînement initial. Le retour dans l'appartement capte une élocution maternelle de plus en plus confuse, des stations de plus en plus longues et silencieuses dans les fauteuils de repos, Chantal Akerman s'acharnant alors parfois à faire parler sa mère, en vain, à la manière d'une enfant refusant la maladie de l'adulte. Le spectateur est confronté à l'éprouvé d'un véritable malaise, sentant l'inéluctable approcher, dans toute son horreur nauséeuse.


Et l'on se dit que Chantal Akerman a réussi la prouesse de montrer les instants de vie dont aucune caméra ne s'approche jamais avec une telle crudité, sans masquer le scandale de la mort. Celle-ci est dite très discrètement mais clairement, par des plans redoutablement calmes dans l'appartement maintenant mutique. Et l'on comprend que la caméra ne puisse que se précipiter vers la fenêtre, en un presque ultime plan envahi de blancheur aveuglante.


Le titre ne peut achever de prendre son sens que dans l'après-coup. En effet, le "No home movie" dit bien la manière dont le deuil nous chasse de toute maison, dans quelque pays que celle-ci puisse chercher à se situer.

AnneSchneider
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le 22 nov. 2015

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Anne Schneider

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