Night Moves, sous la forme d'un thriller psychologique minimaliste, constitue une belle variation du teen-movie autour de la responsabilité et de l'identité. Ou comment un attentat sert de rite de passage et devient le prétexte à une sombre étude de caractères, dressant en filigrane un portrait désenchanté des Etats-Unis.


Night Moves est le 5ème film de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt dans lequel on retrouve son obsession pour l'espace naturel de son pays natal. Il suit un groupe d'activistes écolos de l’Oregon qui ont pour projet de faire sauter un barrage dans l'espoir de réveiller les consciences. Le film suit une construction classique du film de casse : on assiste à la préparation d'un gros coup puis aux conséquences de celui-ci dans la vie des personnages. D'ailleurs, comme dans ce genre de films, on ne saura presque rien d'eux, tout comme les personnages entre eux. Le spectateur se retrouve immédiatement au milieu de ces parfaits inconnus plongés en plein dans les préparatifs de l'attentat et suit sans trop d'ellipses leurs actions quotidiennes, la caméra enregistrant comme un témoin silencieux leur détermination.
C'est sur cette observation silencieuse, prenant son temps, que repose le suspens de la première partie, parfaitement maitrisée dans sa construction d'une tension anxiogène, la cinéaste distillant dans chaque plan une angoisse sourde par une mise en scène qui condamne d'emblée ses personnages, plaçant le film sous le sceau de la tragédie : toute camaraderie entre les trois protagonistes est exclue dès le début ou bien lorsqu'elle se manifeste, c'est d'une manière froide et quelque peu forcée. Ils se méfient les uns des autres et ce silence oppressant, cette absence de chaleur humaine distillent une lourdeur renforcée par l'image avec ces cadres qui semblent montrer les personnages comme prisonniers de la nature environnante, seuls avec eux-même au milieu de ces grands arbres baignés par la lumière terne de l'automne; ces cadres qui parfois isolent en gros plan leurs visages tendus et leurs regards inquiets adressés à ce monde dont ils s'isolent délibérément, qu'ils arpentent comme des ombres.
Cette tension nait aussi du rythme du film, délibérément lent et laissant le spectateur dans une attente qui est celle des personnages : Reichardt tente dans cette première partie de recréer leur perception du temps et crée ainsi un suspens haletant car terriblement réaliste.
Il suffit de voir cette formidable scène de l'attentat retardé, alors que les personnages attendent silencieusement dans la barque que les badauds arrêtés non loin reprennent la route tandis que s’égrènent les précieuses secondes qui les séparent de l'explosion.


La cinéaste n'est au final pas véritablement intéressée par l'acte lui-même, comme le montre ce long plan sur les trois figures s'enfuyant dans la nuit en voiture, tandis qu'au loin le son de la déflagration se fait entendre. Le fruit de tant de préparation n'est pas montré, l'acte n'est en fait qu'un prétexte à l'observation de son impact sur les trois jeunes gens. Car Night Moves n'est au final pas vraiment un film militant, et si Reichardt se réapproprie les codes et cette construction classique du film de genre, c'est pour en faire le lieu d'une exploration sensible du malaise adolescent, à la manière de Gus Van Sant dans Paranoïd Park. Au delà du questionnement éthique et politique convenu (la fin justifie-t-elle les moyens ?), il se veut plutôt une réflexion métaphysique, presque poétique, sur la fragilité des choses et leur ambivalence : de la nature, des hommes et surtout de la jeunesse qui se heurte aux limites de ses idéaux, à la difficulté d'agir et d'assumer ses responsabilités.
C'est un film profondément pessimiste parce qu'il parle d'un passage à l'âge adulte contrarié. Les trois personnages sont encore des enfants, un peu perdus, tentant de faire entendre leur voix.
La réalisatrice dresse un portrait très discret de ses personnages, dit beaucoup de choses sur eux sans le faire véritablement justement, au travers d'indices sur leur passé et leur situation, de légers traits de caractères, de gestes anodins. Dena est une gosse de riche révoltée par son propre embourgeoisement et Harmon une sorte de clochard vivant en autarcie, toujours bloqué dans une rébellion adolescente qui ne le mène nulle part si ce n'est en prison, au fond des bois ou plus tard le réduisant à une voix perdue au bout du fil.
Les véritables motivations de cet attentat sont à remettre en question car Reichardt n'en parle jamais vraiment et nous montre autre chose de ses personnages : ils ne semblent mus que par ce projet commun et cette détermination froide pourrait être autant le fruit d'une véritable réflexion politique que celui d'une impulsion toute adolescente qui est celle de l'action, de voir ce dont on est capable et de laisser une trace. Ils ne semblent avoir aucune figure pour les guider. Les parents sont absents du film, les enfants se débattent et finissent par se cogner contre les murs.
A travers les silences et les regards, la cinéaste nous parle de l'incommunicabilité, de la solitude, de la perte de contrôle et l'on peut voir Night Moves comme une sorte de teen-movie camouflé et dépressif s'incarnant dans la figure du personnage joué par le toujours très bon Jesse Eisenberg, bloc de froideur et de tristesse rentrée ébréché par de soudains éclats de désespoir vite ravalés.
Son personnage de Josh, taciturne et visiblement mal dans sa peau, cachant son insécurité derrière sa distance et un masque d'arrogance, pourrait être vaguement attiré par sa partenaire Dena sans pouvoir lui communiquer cette attirance autrement que par un désintéressement feint et son crime en fin de film pourrait traduire plus une panique, fruit d'une angoisse qui croit pendant toute la deuxième partie du film, qu'un devoir criminel pour sauver sa peau.
Le film ne réponds à aucune des questions qu'il pose quant à l'activisme radical et Reichardt semble n'avoir pour discours que celui de la violence engendrant la violence, s'enroulant dans un cercle vicieux dont on ne peut ressortir que dépossédés de nous-même.


Loin d’alourdir le film, la deuxième moitié prolonge intelligemment la montée en tension de la première, dirigée toute entière vers et donc bloquée par le cœur du film qu'est l'acte terroriste en y répondant par une ouverture (les personnages reprenant le cour de leur vie, leur/notre incertitude quant à ce qui va leur arriver) qui est autrement plus asphyxiante. On y voit le groupe disloqué et faisant face différemment aux conséquences de leur acte puisqu'un homme a été tué au cours de l'attentat : évaporation pour Harmon, culpabilité urticante pour Dena, et un peu des deux pour Josh rongé par la paranoïa, ne vivant désormais plus qu'en regardant par dessus son épaule, sous sa casquette ou dans les miroirs. Belle initiative de la part de la cinéaste de déplacer le point de vue du film au personnage de Josh seul, elle montre ainsi la perte progressive d'une identité en faisant naitre son angoisse du calme des choses et de cette liberté qui au final l'enferment, du silence du monde qui l'accable par la suite. Car rien n'a véritablement changé : le vent souffle toujours dans les arbres, les tâches quotidiennes à la ferme se succèdent et se répètent, Josh est désormais seul avec ses crimes.


Night Moves veut dire virées nocturnes mais aussi mouvements nocturnes, mouvements furtifs et c'est dans cette peinture d'actions discrètes puis de vies brisées qui ne se définissent plus que par ces mouvements reptiliens qui sont ceux de la clandestinité que le film trouve sa beauté et sa valeur, restant à hauteur de ses personnages.
Reichardt crée une empathie envers chacun d'eux et accompagne son personnage principal jusqu'à la fin sans jamais le regarder de haut. Elle semble même déresponsabiliser ces trois jeunes gens en les montrant comme les victimes de quelque chose de plus grand qu'eux : de leur idéalisme, de ce même environnement qu'ils voulaient protéger.
A la fin du film, en montrant Josh se débattre avec sa conscience dans cette nature indifférente et condamné à y errer tel un fantôme, la cinéaste révèle finalement son véritable propos, faisant visiblement écho à ses précédentes oeuvres : l'exploration des ombres (zones et figures) de l’Amérique, ce territoire hanté porteur de promesses et de désillusions.
Night Moves est un film amer qui, dans la droite lignée du cinéma américain des années 70, traduit ce désenchantement, mais avec une sécheresse et un soucis de la mise en scène assez rares dans le paysage du cinéma américain actuel pour être appréciables.

OEHT
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le 11 mai 2014

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