Tout commence le 23 septembre 1974 — un lundi. Les sondages indiquant qu’il ne cesse de perdre en audience, le présentateur vieillissant du journal télévisé d’UBS, Howard Beale, est licencié avec un préavis de quinze jours. Son ami et directeur des informations, Max Schumacher, est chargé de lui apprendre la mauvaise nouvelle. Les deux hommes prennent à cette occasion une fameuse cuite pendant laquelle ils se remémorent quelques souvenirs d’anciens combattants des temps glorieux de la "grande" télévision. Le lendemain, au cours de son émission, Beale informe les téléspectateurs de son renvoi et leur annonce qu’il se suicidera à l’antenne une semaine plus tard. En régie bavardent sans broncher, accoutumés à la routine des actualités, le responsable d’édition et sa secrétaire. Seuls ceux que leur métier condamnent à écouter entendent ce funeste teasing. La scripte faire part de la menace sans être comprise tant elle demeure imperturbable (pour cause : si elle restait coite ou s’affolait, ce serait une mauvaise scripte) ; l’opérateur du son doit abandonner son pupitre pour donner l’alarme. Pépite d’humour noir, ce croquis des comportements professionnels, aux frontières de l’observation clinique et de la charge caricaturale, définit bien la crédibilité et la saveur particulière de Network. Sans négliger la présence au générique d’une conseillère du petit écran, Lynn Klugman, force est de rappeler que le film est signé par deux anciens hommes de l’art : Sidney Lumet et son scénariste Paddy Chayefsky. Avec ce portrait au vitriol (donc défigurant) d’une télévision charognarde, déshumanisante, affamée de sensationnel, cette réflexion acerbe sur la démagogie, le pouvoir de l’image et la dictature de l’Audimat, le réalisateur pénètre l’antre de la bête et proclame la fin d’un mythe américain. Mythe nourri (comme tous les autres) de réalité et de fantasmes, de vérité et de mensonge, celui du journaliste capable de lutter victorieusement contre les injustices des pouvoirs.


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Pour apprécier pleinement la vigueur incisive du propos, peut-être faut-il remonter dans le temps et revenir aux sources d’un tel héritage. En 1952, encore auréolé du prestige que lui avaient valu ses reportages radiophoniques pour CBS depuis Londres sous les bombes allemandes, Edward R. Murrow passait à l’information télévisée avec See it Now. Le 9 mars 1954, il osait s’y attaquer de façon retentissante au chasseur de sorcières communistes, le (tristement) célèbre sénateur Joseph McCarthy. En même temps et les années suivantes s’affirmaient ces autres reporters que l’on peut apercevoir sur les écrans de contrôle de Network ou dont Beale et Schumacher égrènent respectueusement les noms : John Chancellor, Walter Cronkite, Chet Huntlye, David Brinkley, Harry Reasoner, Howard K. Smith, chantres d’une information éclairée qui contribuèrent à orienter les réactions de l’opinion publique américaine face à la guerre du Vietnam, à des présidents ou vice-présidents comme Lyndon Johnson, Spiro Agnew, Gerald Ford, Richard Nixon. Aux héros de la presse écrite, dont Bogart fut par exemple l’incarnation dans Bas les Masques de Richard Brooks, était venu réellement se joindre dans les années cinquante un Ed Murrow. Ces temps sont désormais révolus : la télévision n’est plus qu’une machine à fabriquer des vedettes passagères qu’elle rejette dans le néant après les avoir siphonnées, et Beale que l’avatar journalistique d’Un Homme dans la Foule d’Elia Kazan. La dégradation des réseaux trouve sa cause profonde dans la perte par leurs organismes de leur indépendance économique. L’éviction du journaliste indépendant résulte de la disparition des libres entreprises, désormais intégrées à de vastes ensembles. La vrai maître d’UBS se révèle vite être, non ses vieux dirigeants Nelson Chaney et Edward Rudy, mais un jeune vice-président, Frank Hackett, homme-lige placé à la tête de la chaîne par le conglomérat qui en a pris le contrôle afin d’en tirer un bénéfice maximum.


Film d’immeubles, de bureaux, de studios, Network use brillamment du cadre, de l’encadrement, de la boîte finalement, afin de souligner l’omniprésence de la petite lucarne dans la vie quotidienne. Lumet ne quitte guère les lieux clos pour développer une dramaturgie serrée dont l’action progresse d’abord via l’évolution des rapports entre les personnages et ce qu’ils véhiculent (l’amitié et l’éthique de Max, l’ambition narcissique de Diana, les délires mystiques de plus en plus tonitruants d’Howard). Personnages déterminés par la situation qu’ils tentent de dominer ou qui les domine, voués à un univers dont ils ne sont plus que les reflets, et dont les actes sont motivés par un crédo mortifère : gagner toujours plus d’argent, jusqu’à l’infarctus pour les businessmen, jusqu’au rachat par les investisseurs arabes pour les chaînes télévisées. Ce n’est pas un hasard si la plaisanterie sur le pont des suicidés qui ouvre le film revient en leitmotiv. Seul Max échappe à cette perversion. D’où sa rupture avec Diana quand il lui reproche lucidement de faire de leur liaison le scénario d’un banal feuilleton sur le thème cent fois rebattu du mari, de l’épouse et de la maîtresse, avec happy end de rigueur. Mais personne ne se reconnaît dans son écœurement. "Chez ces gens-là", comme le montre avec une verve sarcastique ce moraliste de Lumet, on ne fait plus de sentiment. On cite des chiffres, on guette des indices de satisfaction, on vend de la sensation, on obéit à des groupes financiers qui se prennent (à raison) pour des divinités. En témoigne cette séquence-phare, baignant dans un singulier climat de rêve éveillé, où Arthur Jensen, le président de CAA, convertit l’imprécateur histrionnant en héraut de l’économie de marché. Beale semble rapetisser sous l’emprise des clairs-obscurs, tétanisé par la tirade du grand patron. Dans l’immense et écrasante salle de réunion, dans la pénombre du Saint des Saints, il reçoit extasié la bonne nouvelle : The world is a business. Et puisque le monde est ainsi, la télévision, ce "nirvana du pauvre" comme l’appelait Chandler, règne. Elle tisse une toile dans laquelle tout le monde est pris.


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Comme la vie contient la mort, la politique dégénère en spectacle et le spectacle en cliché. Avec son show d’un genre nouveau, modèle d’opportunisme sans scrupules, Diana Christensen entend ramener la guérilla urbaine à un western rentable ou aux bonnes vieilles histoires de racket. Son prénom même est significatif : à cette déesse de la chasse qui rêve d’exorciser les culpabilités collectives, la formidable (et oscarisée) Faye Dunaway prête un maniérisme anguleux et un débit de mitraillette. Elle souffre d’orgasme précipité comme d’autres d’éjaculation précoce, porte ironiquement le Christ en son nom et espère trouver des prophètes pour sa religion, télé-réalité avant l’heure, saturée de montage-choc, de ralentis, de musiques, de people éphémères. Les chaînes sont devenues des produits achetés par des consortiums, donc des branches d’industries investissant dans le temps disponible et les outils de relations publiques. Les producteurs de la vieille garde, attachés aux contenus (Schumacher et ses collaborateurs) s’opposent au propriétaire (Jensen), à son représentant (Hackett) et à la nouvelle génération (Christensen), ne vivant eux que dans une course hystérique à la concurrence. Cette personnification de la pyramide télévisuelle allégorise un rapport de forces qui s’opère au niveau national et même international, tel un jeu d’échecs dont Beale n’est que le fou. Par une nuit zébrée d’éclairs, les téléspectateurs ouvrent leurs fenêtres pour hurler ses mots de révolte : "I am mad as hell, I’m not going to take it any more." Mais ce cri devient instantanément slogan, se vide de toute signification autre que commerciale. Messie charlatanesque de la majorité silencieuse, Howard est l’héritier des marchands de bibles et de potions magiques d’autrefois. Sa recette décline la manie typiquement américaine de la confession. Nixon déjà, à l’orée des années cinquante, avait joué son va-tout en un discours aussi larmoyant qu’efficace. En accusant le réseau qui l’emploie, Beale fait grimper les taux d’écoute. Manipulé par son boss, il manipule son auditoire, accroît sa dépendance prostrée au récepteur.


Notoirement soucieux de plausibilité, le cinéaste multiplie les symboles, les signes, les repères, les clins d’œil. En Laureen Hobbs, la militante communiste, on identifie sans peine la figure d’Angela Davis. Derrière l’obscure Armée œcuménique de Libération se cache l’Armée de Libération symbionaise, qui avait enlevé Patty Hearst (elle-même jouée par la fille de Cronkite). Et c’est le suicide en direct d’une animatrice, deux ans avant la réalisation du long-métrage, qui sert de support à celui annoncé de Beale. Le regard posé sur les Black Panthers et autres groupuscules de gauche réclamés par Diana stigmatise le cynisme absolu des corporations qui neutralisent les énergies révolutionnaires et détournent ceux qui s’en réclament au seul profit du système dominant. Une décennie après Marshall MacLuhan, le temps est à la critique marxiste envisageant la sphère médiatique comme bras armé du capital. La mise à mort de Beale, abattu sur ordre de la direction d’UBS, fait basculer le film vers d’étranges abysses. Son réalisme n’exclue nullement l’idée pour le moins inquiétante qui envahit l’écran : la télévision est l’une des puissances occultes qui régissent en toute impunité l’ordre du monde. Il n’est que de voir la réunion des cadres supérieurs de la chaîne, décrétant comme n’importe quel ordre du jour la nécessité de l’élimination du speaker, pour s’en convaincre. En accentuant sa banalité (si l’on peut dire) et en lui refusant l’alibi de la fiction, Lumet signale cette scène non plus comme possible mais comme probable. L’œuvre laisse alors derrière elle les sordides intrigues de couloir de la télévision, ses coups bas, sa vulgarité goguenarde, sa roublardise crue, pour la dénoncer comme composante active du pouvoir. Vingt-deux ans plus tard, Peter Weir la démystifiera à sa manière avec le vertigineux Truman Show. L’avènement d’Internet est depuis venu supplanter cette entité à la fois sacrée et diabolique : d’autres canaux audiovisuels, d’autres formes d’asservissement des masses se sont imposés. Malgré les efforts de David Fincher, le grand film sur ces nouveaux réseaux sociaux reste encore à faire. Raison de plus pour admirer la force rageuse, la clairvoyance et l’actualité toujours brûlante du passionnant pamphlet de Sidney Lumet.


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Thaddeus
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le 13 août 2023

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