Dès la première scène, le ton du film est donné. Dans un plan fixe à distance, on assiste à la mise à mort d'un goret. Une vraie mise à mort : on ne lira pas sur le générique final "aucun animal n'a été maltraité pendant le tournage". Le cochon est de plus en plus nerveux, c'est ça qui est difficile à regarder, ça et son gigotement après que le pro lui a mis un coup de taser. De quoi devenir végétarien. Pourtant, il faut bien le dire : ce qui se fait dans les abattoirs, à l'abri des regards, est bien plus cruel que ce qu'on voit là. Si Valérie Massadian est militante, ce n'est sûrement pas pour le véganisme : elle n'a rien voulu dénoncer, déclarant au contraire avoir eu à coeur de montrer ces gestes ancestraux, ce savoir-faire paysan en passe de se perdre. Comme la façon dont on récolte le sang du cochon dans une poêle pour en faire ensuite du boudin (ma compagne à côté de moi assure qu'elle n'en mangera plus jamais...), puis comment on le brûle, j'imagine pour traiter sa peau.

Je tombe par hasard sur une photo dans un dossier des Cahiers du Cinéma montrant un cochon mort sur son flanc à la peau incisée qui me rappelle furieusement l’incipit de ce Nana : j’apprends que Jean Eustache a signé un Cochon qui raconte - mais sur un film entier ! - peu ou prou la même chose. Influence ou coïncidence troublante ? Je penche pour la première hypothèse tant le cinéma-vérité d’Eustache résonne avec le projet de Valérie Massadian. Même si elle n’en fait pas état dans le bonus du DVD.

Oser montrer cela était déjà gonflé, mais le plus audacieux se situe à gauche de l'image. Car cette scène éprouvante est observée par trois enfants : deux garçons d'une dizaine d'années et notre héroïne, Nana. Son blouson rose pâle renvoie à la peau de l'animal. Nous sommes bien dans du cinéma-vérité : si les deux garçons sont ceux de la ferme et étaient donc habitués à assister à ce genre de spectacle, ce n'était pas le cas de Kelyna Lecomte, petite fille vivant à la campagne mais dans un quartier pavillonnaire. Un seul gros plan nous la montrera tout de même un peu impressionnée... avant de reprendre assez vite ses jeux. En contrepoint à cette scène macabre, on verra juste après la petite fille entourée de porcelets mignons comme tout... si ce n'est que le spectateur vient de voir à quoi ils sont destinés.

Papy

La mort fait partie de la vie, Valérie Massadian la montre donc en embuscade. La petite Nana suit dans la forêt son grand-père qui veut lui montrer comment se pose un piège : se frotter les mains avec de la mousse pour éliminer l'odeur humaine, faire un noeud suffisamment lâche... La fillette veut faire elle-même, mais son grand-père ne la laisse pas abîmer le précieux lacs. Pour arriver là, il a fallu traverser un pré où paissent des vaches, et rassurer l'enfant.

A 3 ans et demi, Kelyna Lecomte était trop jeune pour "jouer" la relation à son grand-père, Valérie Massadian lui a donc dit simplement : "il s'appelle papy". Pour bien s'en souvenir, l'enfant répète sans cesse le nom en s'adressant à lui. Un peu plus tard, les deux mangent en silence un sandwich à côté d'un bel arbre et la fillette pose sa tête sur les épaules de l'homme. Celui-ci répond par une petite tape amicale. Une pudeur toute paysanne, très juste.

Maman

Il y a le grand-père et il y a la mère. Rêche. La cinéaste explique avoir choisi l'actrice Marie Delmas pour son corps nerveux, ses jambes en particulier, et sa manière de se mouvoir dans l'espace. Elle et sa fille habitent dans une maison isolée en pleine forêt. On assiste au quotidien de la femme, des tâches banales comme aller chercher du bois, faire un lit, allumer le poêle. Cette mère donne l'impression de survivre plutôt que de vivre. Elle lave sa fille sans douceur, mange avec elle en silence, lui lit un conte sans tendresse. Les deux dorment dans le même lit, mais c'est l'enfant qui garde les yeux ouverts alors que sa mère s'est assoupie. Pour ne pas se montrer trop monolithique dans les rapports mère-fille qu'elle donne à voir, la réalisatrice a inséré une scène de jeu enfantin, où l'on se crache de l'eau au visage.

Comme on avait suivi la mère arriver, dans une sente forestière avec une branche pointée vers nous au premier plan, on la verra repartir, exactement dans le même cadre.

Pour ne jamais revenir : que s'est-il passé ? Valérie Massadian a déclaré détester la psychologie au cinéma, elle n'explique donc rien. On est loin du Ponette de Jacques Doillon, déchirant parcours d'une petite fille prenant conscience de la disparition de sa mère. La cinéaste veut juste montrer une enfant qui se retrouve seule, et s'adapte. Comment ? Comme font les humains depuis que le monde est monde, par mimétisme.

Seule

Seule donc, Nana commence par ne rien changer : elle s'installe devant la maison sur le grand canapé rouge très photogénique avec sa couverture multicolore, entame un puzzle en marmonnant tout ce qui lui passe par la tête, des phrases que le spectateur ne comprend pas toujours. On la verra ensuite reproduire ce que la première partie nous avait montré : Nana va chercher du bois - mais d'une façon plus ludique que sa mère qu'on voyait peiner -, allume à grand peine le poêle, se prépare un petit déjeuner, s'habille seule, se fait un lit devant la cheminée. Valérie Massadian a expliqué que cette dernière scène durait 22 minutes, qu'elle avait dû évidemment condenser. Les efforts de l'enfant pour parvenir à border ce matelas immense par rapport à son petit corps sont émouvants à regarder. Si les scènes sont longues, c’est parce que la cinéaste a choisi de montrer tout le processus d’apprentissage, qui suppose l’échec autant que la persévérance. L’environnement rural dans lequel l’enfant évolue, où rien ne s’obtient sans peine, semble lui avoir donné cette qualité si précieuse.

Elle ne paraît ni inquiète ni en manque de sa maman. La réalisatrice voit la petite enfance ni comme un pur angélisme, un temps éphémère de bonté, ni comme une fragilité qui réclame d’être protégée ; les tout petits sont, à ses yeux, déjà froids et cruels. Mais elle a l’intelligence de ne rien chercher à démontrer : elle indique juste à son héroïne les actions qu’elle doit mettre en œuvre et laisse tourner sa caméra. Bienfaits du numérique.

Il n'y a pas que sa maman qui inspire l'enfant : elle retourne aussi sur les lieux du piège tendu par son grand-père. Un gros lièvre se trouve là, presque de la taille de la fillette, on voit Nana le caresser comme une peluche, on est soudain dans Jeux interdits. Elle le ramène ensuite "chez elle", réalise enfin qu'il est mort, le brûle donc dans de la paille comme elle a vu le faire pour le cochon. Et pour finir, fuit comiquement lorsque l'animal prend feu, effrayée par les flammes ! Cut.

Un peu plus tard, elle reprend le livre rouge que lui lisait sa mère, fait comme si elle savait déchiffrer les mots, restitue l'histoire de mémoire, jusque dans les interventions qu'on attendait d'elle. On la voit aussi sauter un talus au bord d'une route avec difficulté, dans un sens puis dans l'autre, et jouer depuis la maison, dans un joli sur-cadrage. Autant d'images gorgées de poésie.

Elle tire pour finir le matelas jusque dans la forêt, y jette le livre rouge. Et sa mère apparaît, étendue, inanimée, image qui semble tirée d'un conte. (D'ailleurs, rien ne dit que sa mère soit morte, c'est peut-être simplement la crainte de la fillette qui nous est montrée...)

C'est tout.

Beau geste

C'est tout, et c'est beaucoup. Car ce que fait la cinéaste n'est pas un simple documentaire sur la vie rurale dans cette région de Perche, façon Depardon, filmé à hauteur de tout petit. C'est un pur geste de cinéma, nourri de parti pris. Equipe technique réduite, absence de musique, quasi absence de dialogues (et pour cause, en suivant une enfant de 3 ans et demi !), scénario minimaliste. A l'os. On est chez Alain Cavalier, auquel ce film fait aussi un peu penser.

Tous les moyens du film ont été investis dans le temps passé. Car pour obtenir ces moments d'une grande vérité, Valérie Massadian a tourné pas moins de soixante heures de rush. Elle n'en a gardé que 68 minutes, ce qui dut être un vrai crève-coeur. On est loin de l'actuelle mode complaisante des deux heures comme standard universel. Le résultat est là : tournant le dos aux clichés, à commencer par celui du "p'tit bout d'chou à croquer" (même si l'enfant est parfois attendrissante, par exemple dans ses gestes très appliqués pour s’habiller), ce Nana parvient à montrer l'enfance la plus pure, au sens où elle n'est pas encore touchée par les normes sociales. Les frères Dardenne, qui ont souvent expliqué la force de filmer simplement des corps qui agissent, ont dû apprécier s'ils l'ont vu.

Ce Nana pourrait toutefois être ennuyeux s'il n'y avait aussi l'art et la manière, toutes choses qui font le plaisir du cinéphile. Valérie Massadian fut d'abord photographe, et ça se voit.

Dans la composition des plans d'abord. On a déjà mentionné le chemin forestier, détaillons le plan de la maison où Nana joue sur le canapé. La réalisatrice a expliqué être restée volontairement à distance, pour qu'on ressente bien la taille de l'enfant au sein de son "domaine". La fenêtre et la porte blanches se répondent, de même qu'un objet rouge à gauche renvoie au canapé. Un autre objet jaune à côté fait écho aux jonquilles devant la maison. Des branches d'arbre au premier plan confèrent à l'image sa profondeur de champ.

Le jeu sur les couleurs est subtilement pensé : les bottes roses de Nana, qu'elle garde même pour monter sur le matelas, renvoient au cochon du début, et le feu dans l'âtre est suivi d'une image des bâtiments d'élevage avec les porcelets envahie par le rouge orangé. On pourrait multiplier les exemples, tant ce Nana déploie de force plastique.

Ce n'est pas tout : Valérie Massadian installe aussi ses plans dans la durée. Amateur du cinéma de Béla Tarr, je me régale des plans fixes où un personnage progresse lentement dans le cadre, jusqu'à arriver au fond. On a cela ici, avec les vaches qui rejoignent le bois après que Nana et son papy y sont entrés (avec de surcroît une belle souche au premier plan) ou lorsque la mère s'en repart de la maison par le fameux chemin si beau. J'aime aussi quand un personnage sort du cadre et que la caméra s'attarde sur le "décor" qui vient d'être quitté : Valérie Massadian le fait, mais coupe souvent trop tôt à mon goût. Contestable aussi les lents panoramiques sur la campagne environnante, inutiles au propos et un peu complaisants. Certaines scènes, enfin, sont tout de même un peu longues. On frise parfois le côté poseur.

Ces reproches sont mineurs : Nana a pour lui l'essentiel, sa dimension artistique. Premier long métrage de celle qui avait jusque là oeuvré comme "femme à tout faire" sur le tournage d'un autre, comme elle le raconte dans le bonus, ce coup d'essai est un coup de maître. Après Nana, hâte de découvrir sa petite sœur Milla...

Jduvi
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le 9 août 2023

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