Il s’est passé quelque chose dans la tête de David Lynch à la fin des années 80. Quelque chose de rare, comme si la pièce tombait enfin - mais sur la tranche, sans jamais basculer d'un côté ou de l'autre.
À partir de sa collaboration avec Mark Frost, plusieurs de ses réalisations possèdent l’étonnant pouvoir de guérir et de tourmenter en même temps. C’est comme si le réalisateur était parvenu à saisir la bonté candide et la violence extrême propres au langage télévisuel américain et à les sublimer avec radicalité et profondeur au travers des quelques épisodes clés de la saison 2 de Twin Peaks. Ainsi, par la suite, comme guidé par cet équilibre trouvé, presque chaque élément de son cinéma présente un double, une face A et une face B. À la fois pop et avant-garde, David Lynch connaît les spectateurs modernes et sait que pour leur faire du bien, il doit également leur faire du mal.

Après plusieurs années à maturer ces idées, il met le doigt dans l’engrenage. Ce qui fera le succès de ce triptyque du rêve - Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire - c’est cette capacité assez singulière dans l’histoire du cinéma à nous passer au-dessus tout en nous bouleversant jusqu’aux racines de la conscience. « Conscience » qui s’avère justement être le champ infini dans lequel Lynch plante ses graines.
Ce drôle d’oiseau à la crête argentée est, après tout, l’un des ambassadeurs principaux de la méditation transcendantale et ce n’est pas un hasard si Mulholland Drive, regardé dans de bonnes conditions, peut plonger le spectateur dans un état calme et impliqué, rappelant une séance de méditation. Comme dans un rêve, le film donne, sans jamais nous prévenir, des indices à notre esprit, le promeut détective, chargé de reconstituer les faits. Il m’est par exemple arrivé en lisant des théories, puis en revoyant certaines scènes, de me rendre compte que j’avais déjà compris ce que je voyais mais que c’étaient simplement les mots qui m’échappaient. Comme au réveil, lorsque les circonstances du rêve s’enfuient, mais que la tristesse, la joie, l’excitation, la peur qui l’accompagnaient ne nous lâchent pas. Lynch rechigne d’ailleurs à utiliser trop de mots lorsqu’il s’agit de parler d’une oeuvre : ainsi, il parvient à nous obséder sur base de peu, à nous exciter en silence.

Mais qu’est-ce qui fait donc que nous sommes fascinés par celui-là même qui cherche à nous échapper ?

Pour répondre à cette question il est intéressant de repenser à votre premier visionnage de Mulholland Drive. Je ne pense pas être seul à m’être senti perdu sans pouvoir détourner le regard. Le setup était peu adapté puisque c’était lors d’une séance en plein air, dans des conditions sonores aléatoires, cerné de nombreuses tables qui trinquent. Sans pouvoir pleinement profiter du sound-design et du rythme du film, j’étais tout de même déjà impressionné par une direction artistique imparable et des choix de casting payants. Naomi Watts semble - à l’instar de Betty - capable de tout faire et de tout nous faire ressentir. Le film est sensuel, sans racolage, beau sans jamais tomber dans l’artifice. La virtuosité visuelle y est totale avec des couleurs clés omniprésentes durant les instants décisifs du film, qui s’opposent à son étalonnage lumineux et délavé. Et pourtant ce doute qui persiste « est-ce juste un voyage esthétique ? Y a-t-il un vrai propos ? »
Coup de feu - rideau - silencio : juste le temps d’entendre un ami me glisser un énigmatique « elle rêvait depuis le début » et il m’a semblé rentrer chez moi instantanément, d’un bond magique, déjà perdu dans mes pensées.
Des jours durant, j’étais habité par la reconstruction de ce que j’avais vu - puis de son message, au demeurant simple. Quelques lectures, quelques réflexions, la découverte - déterminante - de Twin Peaks dans la foulée et me voilà tenté par un second visionnage.

Et c’est là que réside tout l’intérêt d’au moins une partie de la filmographie de Lynch : revoir ses films, les revoir encore avec à chaque fois plus de clés, plus d’éléments de langage. Je sors de ma cinquième séance depuis ma découverte de Mulholland Drive et je suis plus secoué qu’à la précédente.
L’histoire de Diane Selwynn raconte les insécurités les plus essentielles qui composent nos fragiles identités - l’envie de trouver le succès, d’être aimé, de conquérir nos fantasmes, d’être irréprochables, parangons de beauté et d’énergie positive au sein d’un monde sombre, beau et intrigant qu’il s’agirait de dompter. Elle reflète aussi notre faculté à nous réfugier dans la fiction pour ne pas nous confronter aux effroyables déceptions qui composent nos vies.

Au centre du film, un rêve terrible, prophétique, amusant, effrayant - un rêve en somme. Mais lorsqu’il s’égare loin des sentiers de la narration, est-il pour autant absurde ? Pas tant qu’on pourrait le croire : de nombreux éléments sonores, dialogues et personnages unidimensionnels ont pour réelle mission de rappeler Diane à la dure réalité, à son réveil. Il est important de garder en tête que lorsqu’on rêve, tous les protagonistes sont des projections de nous-même et que bien souvent, les dialogues qui paraissent les plus énigmatiques chez Lynch sont en fait à prendre au pied de la lettre - I mean it like it sounds, like it is.

Certains pensent ainsi qu’il ne faut pas chercher à reconstituer de narration chronologique au sein de Mulholland Drive, que tout y est symbole. Les deux points de vue valent la peine de s’y attarder. Après tout, je me base ici sur l’interprétation la plus aboutie et diffusée du film mais des dizaines d’autres circulent encore. Mulholland Drive ne raconte pas Los Angeles ni même vraiment Hollywood : il explore avec profondeur les espoirs, les désirs et le déni d’un seul personnage crucial en plein ascenseur émotionnel, coincé entre deux étages. Il navigue dans le subconscient de Diane et ce jusqu’à boire la tasse, risquer de s’y noyer. Heureusement, on regagne la surface juste à temps pour finir notre exploration et passer à l’addition - Hey pretty girl, time to wake up.

aintnobodys
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Films, Les meilleurs films de David Lynch, 150 films, Les meilleurs films des années 2000 et Les meilleurs films avec Naomi Watts

Créée

le 19 août 2023

Critique lue 286 fois

3 j'aime

aintnobodys

Écrit par

Critique lue 286 fois

3

D'autres avis sur Mulholland Drive

Mulholland Drive
Sergent_Pepper
9

“It’s no longer your film”

Mulholland Drive est un lieu emblématique d’Hollywood, une route passant par une colline du haut de laquelle on nous offre un surplomb sur la ville et ses artères lumineuses. L’une d’elle, saignée...

le 19 janv. 2014

186 j'aime

12

Mulholland Drive
Grard-Rocher
9

Critique de Mulholland Drive par Gérard Rocher La Fête de l'Art

En pleine nuit sur la petite route de Mulholland Drive, située en surplomb de Los Angeles, un accident de la circulation se produit. La survivante, Rita, est une femme séduisante qui parvient à...

166 j'aime

35

Mulholland Drive
Anna
4

Critique de Mulholland Drive par Anna

Probablement un des films les plus chiants du monde, où on essaie d'être assez intello pour en dire du bien tout en se gardant d'aller plus profond dans la critique de peur de passer pour un con qui...

Par

le 19 juin 2010

154 j'aime

44

Du même critique

Mulholland Drive
aintnobodys
10

Quoi de plus réel qu’un rêve ?

Il s’est passé quelque chose dans la tête de David Lynch à la fin des années 80. Quelque chose de rare, comme si la pièce tombait enfin - mais sur la tranche, sans jamais basculer d'un côté ou de...

le 19 août 2023

3 j'aime

Cashback
aintnobodys
4

Égos fragiles - Fantasmes Ennuyeux

C'est la première fois de ma vie que je m'essaye à l'exercice d'une critique négative. L'urgence de rédiger ne me vient en général que par amour ou obligation. Mais il y a parfois des films que l'on...

le 19 août 2023

2 j'aime

Skeleton Tree
aintnobodys
8

The Song it Spins no More

(Critique datant du 16 Octobre 2016, publiée à l'époque sur le Webzine Karoo)Skeleton Tree, seizième album de la longue et prolifique carrière de Nick Cave & The Bad Seeds, est marqué de l’évident...

le 19 août 2023