Le dernier film d’Alfred Hitchcock

  Alfred Hitchcock n’est pas mort en 1980. Il a fait un film en 2001 et ce film, c’est Mulholland Drive. 

Une femme erre dans la nuit, comme dans un rêve. Elle traverse la rue, éblouie par les phares. Une mèche de cheveux barre son visage. C’est Fran, c’est Rita, c’est Alicia… C’est une déesse égarée dans un labyrinthe…
Rita trouve refuge chez Betty. Elle s’enferme nue sous la douche et Betty la découvre brutalement en ouvrant la porte. Elle fait effraction dans sa nudité, comme Rita a fait effraction dans son appartement. Beauté fragile et sculpturale, Rita sort de la salle de bain dans un peignoir rouge, comme une apparition. Elle s’avance lentement et emplit tout l’espace. Betty tombe sous le charme presque immédiatement. Subjuguée par sa beauté, elle l’entoure de ses soins, elle la couve du regard. Elles s’appellent John et Madeleine. Elles rejouent la scène qu’elles ont enfouie au fond d’elles-mêmes.
L’envers du miroir. Une nuit agitée, un matin noir, un matin désespéré. Une lumière blafarde, un peignoir froissé. Betty-Diane tourne la tête. Elle voit la clé. C’est le désamour, c’est l’angoisse, c’est la trahison. Elle s’appelle Sebastian et elle vient de perdre sa bien-aimée. Sebastian, tes traits sont tirés, Betty, tes yeux sont affolés. Vous mourez de douleur, vous êtes un corps martyrisé. Elle ne vous aime pas et vous allez vous venger. Vous vous êtes déjà vengés.
Le café. Un liquide sombre circule de main en main et vient se poser sur la table. Un poison noir qui vient du fond des âges. Le mafieux l’a recraché. Alicia l’a absorbé. Elle est empoisonnée. Alicia, le café a entaché ton regard. Assise au fond de ton fauteuil de conte de fée, tu es une petite fille apeurée. Lina, le lait t’a assassinée. Couchée au fond de ton lit défait, tu es une femme terrifiée. Betty, le café t’a fait sombrer. Appuyée contre la table au fond de ton appartement délabré, tu es une femme abandonnée.
Le dîner. Un parfum étrange flotte autour de la table. Les regards sont chargés de soupçon. Une femme sert un verre à Lina et Johnny. Le vin a un goût amer. Betty avale une tasse de café noir : elle boira le calice jusqu’à la lie. Une blonde embrasse Rita-Camilla. Betty est humiliée, Lina est affolée, les autres paradent avec un sourire complice. Ils sont dans leur élément. La bouche maculée de rouge à lèvres venant de Camilla, la blonde nous adresse un regard en biais, le même que celui de John Robie, le voleur de bijoux à la sexualité incertaine.
Les arbres. Une lampe inquiétante a pour base un tronc d’arbre. Elle émet une lumière rouge pesante et envahissante, qui vient du fond des entrailles. Quelqu’un prononce ces paroles : « C’est la fille ». Madeleine emmène John dans une forêt de séquoias. Les arbres s’enracinent profondément dans la terre. Madeleine s’enfonce dans la pénombre rougeâtre et disparaît derrière un arbre, comme par magie. John la retrouve appuyée contre un des géants. Le destin ne lui a pas encore dérobé celle qu’il aime. Mais Rita n’a pas cette chance : Betty disparaît derrière le lit, dans un mouvement de caméra furtif. Les deux amantes n’ont qu’une maîtresse : la caméra. Elle a droit de vie et de mort sur elles, elle les escamote et les ressuscite à son gré : c’est une magicienne sacrée.
Betty, tu es belle comme une apparition. Tu portes le même tailleur gris que Madeleine. Comme elle, tu es resplendissante. Comme elle, tu es évanescente.
Betty, tu es « une force qui va ». Tu forces la porte des appartements, tu te glisses dans les interstices. Comme Lisa, tu passes par la fenêtre, tu mènes ton enquête, tu cherches les cadavres au fond des placards.
Betty, tu as trouvé un corps. Il gît au fond de la pièce et te regarde de ses yeux vides. Il t’interroge, il te dit : « Je suis toi… » Tu t’appelles Lydia et tu ne t’en remettras pas.
Betty, la brune t’a ouvert la porte puis l’a refermée à jamais : elle s’appelle Annie, tu t’appelles Melanie.
Betty, la clé, c’est ta vie, c’est ta mort. Face A, tu es souriante, tu es vivante, tu es incandescente : tu t’appelles Margot, tu illumines et tu rayonnes. Tu provoques le désir et tu conquiers un empire. Face B, tu es laide, tu es désespérée. Tu pleures, tu te morfonds, tu nous entraînes vers le fond. Tu t’appelles Diane, tu t’appelles Margot. Le téléphone annonce ta mort et scelle ton sort.
Betty, tu es poursuivie. Alicia, tu es assaillie. Deux silhouettes s’approchent de toi pour t’étouffer comme un nuage de fumée. Un homme et une femme âgés t’ont happée. Ta vue est brouillée. Tu t’évanouis, tu disparais dans la nuit.
La route est sinueuse. La pente est vertigineuse. Il faut rouler. Il faut s’enfoncer dans l’obscurité…
Adam a rendez-vous avec le cowboy. Roger a rendez-vous avec Kaplan. Betty a rendez-vous avec Camilla. Nous avons tous rendez-vous avec Alfred Hitchcock - dans son théâtre d’ombres.
Le rêve d’un rêve d’un rêve…


Références :
- personnages de David Lynch :
Betty-Diane (Naomi Watts), Rita-Camilla (Laura Elena Harring) et Adam (Justin Theroux) dans « Mulholland Drive ».
- personnages d’Alfred Hitchcock :
Fran (Karen Black) dans « Complot de famille ».
Alicia (Ingrid Bergman) et Sebastian (Claude Rains) dans « Les Enchaînés ».
Madeleine (Kim Novak) et John (James Stewart) dans « Vertigo (Sueurs froides)».
Lina (Joan Fontaine) et Johnny (Cary Grant) dans « Soupçons ».
John Robie (interprété par Cary Grant, qui était homosexuel) dans « La Main au collet »
Melanie (Tippi Hedren), Annie (Suzanne Pleshette) et Lydia (Jessica Tandy) dans « Les Oiseaux ».
Lisa (Grace Kelly) dans « Fenêtre sur cour »
Margot (Grace Kelly) dans « Le crime était presque parfait ».
Roger (Cary Grant) dans « North by Northwest (La Mort aux trousses) ».

MarieE
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le 18 juin 2018

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