Après une carrière débutée en 1976 avec « Eraserhead » et jalonnée d’œuvres grandioses (« Elephant Man », « Sailor et Lula », « Twin Peaks »…) et de films moins appréciés (« Dune », « Une histoire vraie »), l’immense David Lynch livre son chef d’œuvre en 2001 : « Mulholland Drive ».
Tout ou presque a été écrit sur ce film (travaux universitaires, hors-séries, dossiers dans des revues de cinéma…) alors je m’en tiendrai à une impression personnelle. David Lynch a toujours été un cinéaste exigeant envers son public même avec ses films les plus accessibles. « Mulholland Drive » ne déroge pas à la règle et peut même sans conteste figurer parmi ses films les plus compliqués (je n’ai pas encore vu « Inland Empire ») : une seconde d’inattention, un symbole raté, un signe manqué et toute l’histoire vous échappe.
Il est trop difficile de tenter d’élaborer un synopsis sans vous dévoiler les retors de l’esprit lynchien. Cela serait vous gâcher le plaisir. Pour ceux qui n’auraient pas vu ce film, je peux même vous conseiller de ne chercher à lire aucun article sur ce film. Si le film vous plaît et que vous voulez aller plus loin dans la compréhension du scénario, vous chercherez alors une grille de lecture pour illuminer toutes les zones d’ombre.
La plus grande force de « Mulholland Drive » est le fragile équilibre qu’il maintient entre le rêve et la réalité. Du début à la fin, nous doutons de ce qui est vrai, de ce qui ne l’est pas. Pour cela, David Lynch brouille les pistes avec un certain brio. Chaque plan pose la question de la nature de la situation : réalité ? rêve ? cauchemar ? souvenir idéalisé ? hallucination ? réalité alternative ?...
Prenons pour preuve les deux séquences qui se répondent du début et de la fin. Dans la première séquence, des ombres, des formes, des corps dansent sur un fond violet indéterminé sur un rock des années 1950 (sont-ils dans une salle de danse ? une salle de spectacle ? un rêve ?) avant, qu’en surimpression blanchâtre, une femme au large sourire et ses deux parents apparaissent et emplissent le cadre. Dans la dernière séquence, sur un fond qui montre Los-Angeles, deux femmes souriantes, les héroïnes du film, apparaissent de la même manière.
Pour parvenir à cette absence de repères pour le spectateur et à ces discontinuités narratives, David Lynch use de tous ses gimmicks habituels : des couleurs appuyées (le blanc, le bleu, le rouge dominent), de la fumée (comme pour une apparition de prestidigitateur), des ombres en surimpression, des objets mystérieux qui deviennent des indices pour capter la temporalité du film (soyez attentifs à certains d’entre eux !). On peut même y ajouter la musique d’Angelo Badalamenti devenu avec le temps son alter ego.
« Mulholland Drive » est aussi un film-somme où bon nombre de genres cinématographiques se côtoient : le film d’horreur (l’apparition du SDF), la comédie musicale (le numéro au « Silencio »), la comédie (le réalisateur et son problème de couple), le film noir (l’histoire autour du sac plein de dollars de l’amnésique Rita ou les pressions d’un mystérieux producteur sur le réalisateur), le film dramatique (l’intrigue en générale du film).
On n'oubliera pas non plus de signaler le casting remarquable avec notamment Laura Harring et Naomi Wattts qui tient là le rôle de sa carrière. Pour preuve, observez avec attention la scène qu'elle fait lors d'un casting pour obtenir un grand rôle dans un film et accéder à son rêve hollywoodien. Ce film dans le film, cette mise en abyme, est magnifique et permet à David Lynch de rendre hommage au cinéma tout en se moquant de ses défauts (cette scène n'est-elle pas une parodie du sentimentalisme hollywoodien ?).
Si l’on tente quelque peu d’abandonner nos critères d’appréciation du cinéma préconçus pour se laisser entraîner dans cette formidable histoire, David Lynch promet de faire évoluer votre rapport au cinéma. En tout cas, il a réussi pour moi en me rendant bien plus exigeant avec tous les autres films que j’ai pu voir par la suite (et ceux à venir). Il faut dire qu’avec "Mulholland Drive", on touche la quintessence du septième art.