Un collégien supportant mal le délaissement des adultes et les brutalités de ses camarades et une fugueuse perpétuelle supportant mal sa dépendance au sang frais et son allergie au soleil tombent amoureux : sortant, et ce n’est pas si courant, des limites de sa catégorie — le tag vampire de l’IMDb : cent titres tout rond à ce jour —, Morse mêle drame social, film d’amour et chronique adolescente. On y retrouve les passages obligés des trois genres, qui auraient pu triplement alourdir le film dans une accumulation de baisers langoureux, de disputes et d’agressions plus ou moins sauvages — un cocktail gerbant de Twilight et de Dog Pound. Mais les trois veines s’entrelacent : structure simple et efficace, récit linéaire évitant répétitions et effets de manche gratuits.
Surtout il y a ce décor, fond neigeux d’une banlieue de Stockholm dans les années 80. Et de là, un rythme cotonneux et faussement lent, que le remake américain de 2010 n’a jamais mis en place : Thomas Alfredson a jugé inutile de hâter les choses, car l’intrigue se développe comme naturellement ; inutile aussi de les alentir délibérément, dans une esthétique « film contemplatif » qui a saboté plus d’un bon scénario — oui, le genre d’esthétique qui a donné quelques rides à Délivrance, par exemple. Contemplatif, Morse ne l’est jamais, car un récit en germe se niche implicitement dans presque chacun de ses plans larges : une certaine façade d’hôpital en est emblématique.
Sa richesse pousse à voir et revoir Morse à l’envi. Je ne parle pas seulement de la multitude d’interprétations autorisées par le thème du vampire, métaphore classique de l’exclusion et de la damnation, redoublé ici par la présence d’un autre personnage d’exclu, adolescent pas toujours moins inhumain : comme bien d’autres avant et après lui, ce récit retrace la rencontre de deux solitudes, l’une sociale, l’autre ontologique. Je parle aussi de l’ambiguïté généralisée des relations entre l’ensemble des personnages. De ce point de vue-là rien n’est net — aucune morale, aucun enseignement à tirer. De l’amitié, de la haine, de l’amour, de la dépendance, une bienveillance timorée, une cruauté maladroite : il y a un peu de tout ça entre Oskar et ses proches, entre Eli, Håkan et ses victimes, entre Oskar et Eli.
Une lecture, peut-être infondée mais belle, fait d’ailleurs d’Eli le fruit de l’imagination d’Oskar. Il ne la voit jamais qu’en tête-à-tête ; et serait-il le premier enfant brimé, solitaire et fasciné par la violence à s’inventer un ami imaginaire lui permettant à la fois de fuir le quotidien et d’expliquer de sanglants et mystérieux faits divers ? Les deux dernières scènes seraient les hallucinations d’un agonisant.
Morse méritera le statut de classique : il est un modèle quant à la façon dont un film peut se laisser porter par une vague — Twilight, tout ça —, et enrichir les codes d’un genre — de plusieurs, en fait, comme on l’a vu. Thomas Alfredson sait comment filmer la violence, invisible lorsqu’elle est morale, esthétisée au cours de scènes très belles et sauvages lorsqu’elle est physique — un bémol : la scène des chats. Il sait ménager une alternance entre plans larges et plans rapprochés, entre dialogues et silence, entre suspense et respiration, entre scènes d’intérieur et d’extérieur, entre quotidien sinistre et surnaturel inquiétant. Il traite méticuleusement le son et l’image et le son, au service de significations.
Et ce qui ne gâche rien, les jeunes comédiens sont bons. Talent naturel ou direction efficace, peu importe : c’est réussi, et cela fait vivre un Oskar tour à tour curieux, amoureux, penaud, fier, malheureux, heureux, timide, apeuré ou empli d’un plaisir sadique ; une Eli tour à tour curieuse, amoureuse, affamée, méprisante, dangereuse, inquiète, inquiétante, généreuse ou se sentant très, très, très âgée.