Ce film méconnu et grinçant marque un tournant dans l’œuvre de Chaplin: à l'approche de la soixantaine, il abandonne définitivement le personnage de Charlot, joue désormais des personnages marqués par la vie, en bout de course, et, pour la seule fois de sa carrière,... il porte une véritable moustache !
"Monsieur Verdoux" est réalisé dans un contexte de désaffection entre Chaplin et les Etats-Unis: "Le Dictateur", son film précédent, a été parfois mal compris, et même attaqué par les pro-nazis et les non-interventionnistes américains; on le soupçonne de sympathies communistes; son goût pour les jeunes filles fait tache (il vient d'épouser la très jeune Oona O'Neill, et ce mariage durera plus de 30 ans, jusqu'à la mort de Chaplin), il est condamné à verser une pension à la fille d'une de ses anciennes liaisons, même si les examens ont prouvé qu'il n'en était pas le père; on s'agace qu'il a conservé la nationalité anglaise, alors qu'il vit et travaille aux USA depuis 1913; ....
S'inspirant de l'affaire Landru, Chaplin, quelque peu irrité, va s'ingénier à prendre le public à rebrousse-poil avec cette "comédie de meurtres" (le sous-titre du film) à l'humour très noir, qui s'ouvre avec un plan sur la tombe de Verdoux, lequel s'adresse à nous en voix-off, et qui peut encore mettre mal à l'aise aujourd'hui. Comme Charlot, Verdoux cherche à survivre; mais lui ne lésine pas sur les moyens: il séduit, assassine et dépouille des rombières sans le moindre remord ! Le talent diabolique de Chaplin est de nous mettre du côté de Verdoux, que l'honnêteté a mené au chômage, et qui a à sa charge une femme invalide et un enfant; ses victimes ne sont généralement guère sympathiques, on a envie qu'il liquide enfin l'insupportable Annabella Bonheur, mais celle-ci a, précisément, une chance de cocue !
Le ton désabusé, le pessimisme du film s'accroissent tandis qu'approche le dénouement: Verdoux perdra tout; l'énergie qu'il a déployée et les combines qu'il a menées auront été vaines (la disparition de sa famille, évoquée de manière très elliptique, est d'ailleurs la principale faiblesse du film). S'il retrouve la jeune fille qu'il avait épargnée et qui sera la seule personne à faire preuve de bienveillance à son égard, celle-ci a bien changé et fait désormais preuve d'un froid pragmatisme ! Par la bouche de Verdoux, Chaplin, qui avait appelé à un réveil des consciences à la fin du "Dictateur" et n'avait guère été entendu, ne se gêne pas pour nous dire que l'entreprise criminelle de son héros n'est que de la petite bière par rapport aux meurtres en masse des guerres ! Il n'y a plus d'espoir, Verdoux ne veut plus lutter, et, pour conclure, Chaplin rejoue le plan bien connu par lequel il a achevé plusieurs de ses films: Charlot tournant le dos à la caméra et s'éloignant, en quête de lendemains meilleurs. Sauf qu'ici, la route de Verdoux est très courte et le mène à la mort... De manière très ironique, la morale est finalement sauve, puisque le criminel est puni ! Grinçant jusqu'au bout.