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Mon pire ennemi
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Mon pire ennemi

Documentaire de Mehran Tamadon (2023)

Le monde du documentaire, du cinéma vérité, c’est encore et toujours un terrain inexploré, autant pour les cinéphiles en quête de nouvelles œuvres que des metteurs en scène, ambitionnant de nouvelles esthétiques, de nouveaux procédés narratifs, visuels et émotionnels. Bien loin du simple reportage qui plane dans l’imaginaire collectif, cette année, l’année précédente, celle et celles d’avant, ont prouvé que ce genre, ou pour ma part, ce format, a encore énormément de choses à proposer aux plus curieux des spectateurs. Dans le lot, c’est 10 ans après ses deux premiers coups d’essais, Bassidji et Iranien, que le réalisateur Mehran Tamadon revient en salles, avec un projet à la fois hautement personnel et en même temps hors normes. Un diptyque (dont je n’ai vu que la première partie) toujours centré sur son pays et l’influence des plus fervents défenseurs de la République Islamique ; mais cette fois-ci, non pas dans une démarche de dialogue, mais de rancune. Une plongée d’1h20 dans le monde des interrogatoires idéologiques, que ce soit, par le biais d’un dialogue avec celles et ceux qui l’ont subit que… sa mise en scène par le réalisateur et l’actrice Zar Amir Ebrahimi (récemment récompensée à Cannes pour son rôle dans Les Nuits de Mashaad). Pourtant bien loin du simple concept à la limite du voyeurisme, en plus de repousser les limites du documentaires, et l’ambiguïté entre le réel et la fiction dans ses derniers retranchements.



Vous qui me lisez avez peut-être vu le thriller dramatique Border Line sortit tout récemment sur les écrans français, prenant une base similaire, un interrogatoire de plus en plus inquiétant et aux question grimpant petit à petit dans la violence et l’oppression pour ce couple en apparence tout à fait banal. Faisant le portrait d’une paranoïa de plus en plus croissant aux États-Unis, le long-métrage d’Alejandro Rojas et Juan Sebastiàn Vasquez restait une fiction, ici, non seulement le long-métrage joue et rappelle souvent son caractère documentaire, mais en plus, il va encore plus loin dans l’oppression et la déstabilisation de son interrogé… mais aussi de son spectateur. Certes, il n’est pas nécessaire à un film traitant d’un sujet aussi lourd et âpre de faire dans la démonstration de force, mais ici, cette violence psychologique palpable et retorse, elle vient souligner la problématique traitée par Mehran Tamadon : la violence de ces interrogatoire est étouffante, arbitraire, mais aussi absurde. Dans un premier temps, à voir comme une amorce, le réalisateur fait témoigner et interagir des victimes de ces interrogatoires, il rejoue ces scènes plus ou moins macabres, parfois déraisonnables, mais aussi tristement authentiques. Bien que le dispositif soit très classique, et même un peu répétitif malgré sa faible durée, il reste une parfaite entrée en matière dans la compréhension des enjeux esthétiques que va poser le réalisateur dans le gros de son œuvre.


Le pari étant qu’après ces quelques scénettes assez lugubres, suite à une courte transition, le réalisateur s’immerge sans prévenir dans le rôle d’un interrogé, sur deux jours, aux côtés de Zar Amir Ebrahimi. Tout est filmé quasiment en direct, mais ici, sans le moindre contexte, sans la moindre explication ; l’immersion est quasi totale, et l’enfer à quelques photogrammes du spectateur. Zar va interroger Mehran, sur ses choix de vie, ses actions, son œuvre, et surtout son rapport à son pays, à la religion et j’en passe et des meilleurs ; le tout dans un contexte, comme dit plus-haut d’oppression constante, mais surtout, au fur et à mesure, de soumission, de torture mentale voire physique (bien que le film ne soit pas graphique) et autres commentaires d’un mépris de plus en plus perceptible et violent. Au figuratif comme au littéral, le réalisateur se met à nu, ou du moins se fait mettre à nu par Zar Amir Ebrahimi, et au sein de ce dispositif hors normes, ces interrogatoires inhumains prennent une autre tournure, et le réalisateur semble prendre toutes ses responsabilités pour y redonner une enveloppe humaine. Au-delà de la violence psychologique voire physique exercée, le réalisateur rappelle, et surtout fait vivre, par sa propre enveloppe humaine, qu’avant les exactions, il y a une pression, une menace qui vient oppresser et tordre la société iranienne. Alors que Zar est d’un premier degré aussi fascinant que froid, Mehran semble lui, au départ pouvoir prendre le dessus face à la situation, avec sa légèreté limite antinomique à la situation, qu’il ne semble plus contrôler, mais qui dès lors, prend une tournure hors normes, de bout en bout imprévisible et extrêmement dense.


En cherchant à humaniser un concept inhumain, plus que de nous faire vivre cet enfer, Mehran Tamadon rappelle que derrière ces témoignages, derrière ces bourreaux, derrière ces blessures, il y a des gens, comme vous et moi. L’expérience, si on peut l’appeler ainsi, devient alors d’autant plus dure qu’en dépit de tout voyeurisme, elle vient mettre le spectateur dans une situation fortement délicate, car malgré que le contexte ne soit pas identique à ceux de réels interrogatoires islamistes, il y a dans cette longue interro-exaction, le rappelle aux fêlures qui animent ces deux interlocuteurs. Plus que de retracer l’histoire d’une scène fictive, par le biais (ou pas ?) du hasard, ces deux interlocuteurs se racontent, se dévoilent, de leur personnalité à leur plus profonde intimité et réflexions intérieures. Plus que d’être un film intelligent et réflexif, Mon Pire Ennemi est avant tout sensitif, et il s’agit d’un moment de cinéma qui vous prend à la gorge, qui vous assène d’un coup de poing capable de faire réagir n’importe qui ; car revenant toujours à des sentiments très humains, à même d’animer cauchemars et traumatismes par le biais d’un procédé se débarrassant de tout effet de style en dehors d’une immersion brute, brutale et d’une simplicité d’exécution désarmante. Derrière les tortures, il y a des gens, ici c’est un homme nu traité comme le dernier des traîtres, et une femme, maîtresse du destin de ce dernier, dont il ne ressort ni empathie, ni compassion ; jusqu’aux 5 dernières minutes, qui vont vous secouer comme rarement, tant elles viennent autant comme une bulle d’air salvatrice que le dernier coup de massue sur votre cœur.





Si je devais résumer Mon Pire Ennemi en un mot ça serait: vertigineux. Car au-delà de tout son concept qu’il arrive à tenir sur 80 minutes, Mehran Tamadon ne se contente pas de simplement mettre en place un faux interrogatoire, par le biais du hasard qui caractérise tant la force du cinéma documentaire, le long-métrage opère à un réel glissement sémantique vers une mise en abîme résolument perturbante et passionnante. Petit à petit, alors que les questions de Zar Amir Ebrahimi deviennent de plus en plus préoccupantes pour l’intimité et la psychologique de Mehran, que les exactions plus humiliantes s’enchaînent et que la fatigue s’accumule, cette dernière commence aussi à questionner sur sa profession, celle de réalisateur, et même plus généralement, de l’art. Or, pour rappeler le contexte, Zar incarne dans Mon Pire Ennemi une agente de la République Islamiste, qui comme chacun sait, a une profonde bienveillance en ce qui concerne la liberté d’expression et le métier d’artiste en général (à deux, trois condamnations à mort ou à la perpétuité près). Bien que je n’ai pas vu ses autres films, il est facile de comprendre en quoi Mehran Tamadon a pu poser problème a cette institution religieuse, notamment car au-delà du contenu du long-métrage, ce qui gène la République Islamiste, c’est le concept même, la prémisse. Toujours dans une logique de rhétorique et de violence, Zar, qui incarne cette institution, ne souhaite pas interroger Mehran, elle souhaite le rabaisser, le mettre face à ses propres contradictions et surtout, aux principes de l’Islam, sans échange, sans communication, ce qui était la base de son oeuvre/crime : à savoir le documentaire Iranien, le mettant encore en scène face à quatre mollahs, dans un lieu clos pendant 48 heures. Ici, il y a dans cette agente Islamiste, une apologie de l’obscurantisme, qui se répercute dans le long-métrage en une réelle menace, de plus en plus palpable malgré son visage familier voire héroïque pour les plus cinéphiles, neutre voir accueillant pour les autres. Dans tous les cas, le réalisateur nous l’explique bien, il va s’atteler à une mise en scène, mais pourtant, sans en présenter le contexte, les enjeux, ou quoi que ce soit de plus qu’un duel truqué, le doute s’installe petit à petit dans la tête du spectateur : est-ce toujours joué...ou réel ?


Comme dit plus haut, le personnage de Zar Amir Ebrahimi se caractérise par sa froideur et son premier degré totalement inflexible, et quand Mehran semble surpris et amusé de la scène, elle reste dans son personnage, son jeu, et créé dans ses scènes de violence et d’humiliation bien réelles une ambiguïté non seulement de plus en plus nébuleuse, mais aussi une réelle puissance dans cet interrogatoire plus vrai que nature. Car tout en restant dans une certaine simplicité d’exécution, n’allant pas chercher du côté de la gaudriole made in John Kramer, il y a un sentiment de tangibilité qui fait extrêmement froid dans le dos et qui donne à chaque échange, chaque action, chaque plan, une réelle puissance. Qu’importe de savoir s’il était même moral de mettre en scène ce genre de chose, plus que d’être hypnotisant, le résultat concret est d’une puissance parfois dévastatrice, qui met en perspective mieux que n’importe quel tract, la puissance dévastatrice de ces interrogatoires. Sauf que là où le montage du film est fascinant, car ce concept n’est pas un simple concept, ce n’est pas juste une manière de dynamiser le récit et de donner de la singularité au projet de Mehran Tamadon, ce qui est formidable dans ce film, c’est que dans sa finalité, toute cette mise en scène sert un propos. Il surligne (parfois peut-être de manière trop explicite) à quel point ces exercices déshumanisent, font perdre toute rationalité et empathie à chacun de ses acteurs et victimes ; jusqu’au spectateur, qui s’immerge dans une fiction filmée plus naturellement que certains longs-métrages naturalistes. Et pour encore plus pimenter cette mise en abîme, il y a évidemment le parallèle à faire entre fiction et réalité ; car au cinéma, comme dans chaque art, on nous ment, on nous manipule, et ici, cette manipulation est utilisée à un but pernicieux, antagoniste au spectateur, car dans le simple but de le décontenancer, de l’oppresser, de l’attrister aussi ; bref, de jouer sur ses cordes sensibles. Sauf que derrière ces intentions semblables à de l’abjection, il y a une réflexion qui émane du projet même et qui est alors maîtrisé de bout en bout sans qu’on s’en rende compte, mais Mon Pire Ennemi est un film qui montre le pouvoir de la fiction, du jeu, autant dans ses révolutions esthétiques que son pouvoir dévastateur sur ceux qui agissent que ceux qui en sont témoins ; et cette fin, elle remet petit à petit le spectateur dans l’idée de refaire le point sur lui-même, et son rapport à l’art (du mensonge).


Sauf que la mise en abîme ne s’arrête pas là, et ici, elle est provoquée par Zar Amir Ebrahimi, et ses échanges (contrôlés ou circonstanciels ?) avec Mehran Tamadon, et c’est ici, plus que la place de la caméra comme outil de fiction et de narration, le rapport entre nos sociétés, les individus, le réalisateur, et le septième art. Quand je parlais d’imprévisibilité, je ne parlais pas forcément des exactions, mais bien des thèmes qui régissent Mon Pire Ennemi, et ici, il arrive graduellement à dériver sur une réflexion démesurée sur l’art, qui ne cherche jamais à trouver des réponses concrètes, mais à donner des clés nouvelles, héritées pèle mêle des croyances islamistes qu’athées. Chaque question, chaque rhétorique, chaque provocation ramène certes le spectateur à son rapport à la fiction et l’art en général, mais plus encore, à son rapport à cette œuvre, déjà bardée de mise en abîmes et qui creuse toujours plus profondément son fond de plus en plus dense et démentiel. Dommage que tout ceci marque quelques frustrations, d’autant qu’avec sa courte durée, on a l’impression que le plein potentiel de ce que tient le réalisateur n’est pas entièrement abouti ; d’autant que tout ceci éclipse beaucoup la première partie. En revanche, il reste que Mon Pire Ennemi laisse un véritable fracas dans le cœur du spectateur, pour tout ce qu’il lui fait questionner, que l’horreur mentale à laquelle il assiste impuissant ; et qui est bien plus puissant à posteriori que tous ces pinaillages. Alors qu’on se le dise, le résultat manque d’un coup de polish, mais dans l’ensemble, il reste absolument hallucinant et surtout, proche du jamais vu tant dans ses réflexions que sa manière de provoquer le hasard, et de créer quoiqu’on en dise, une grande mise en abîme du cinéma, jouant avec les nerfs du spectateur, autant sur un versant fictionnel que documentaire.




Un énorme coup de poing qui retourne le cœur mais qui questionner aussi l’âme, dans un geste de cinéma proche du jamais vu, aussi dangereux que fascinant, Mon Pire Ennemi n’est pas parfait sur certains points, mais d’une radicalité, âpreté et puissance telle qu’on oublie facilement ces défauts au profit d’un duel entre deux acteurs, victimes, bourreaux, piégés dans un dispositif aussi novateur que captivant.

Créée

le 9 mai 2024

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la réflexion qui jaillit de la confrontation finale entre linterogatrice et le réalisateur est très intéressante elle arrive tard et a subi les endormissements du début

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