Réalisé en 1962, « Miracle en Alabama » est un exemple édifiant des remous qui s’affirmaient à Hollywood en son temps. Le petit écran y faisait de l’ombre au grand et les producteurs ne trouvèrent pas mieux que d’aller chercher les faiseurs de l’ombre de ce nouveau média qui les encombrait tant. Sidney Lumet, Sam Peckinpah et Arthur Penn ont ainsi apporté un peu de sang neuf à une industrie qui préparait sans le savoir l’avènement du Nouvel Hollywood. Mais ce métissage était en fait un véritable arc-en-ciel culturel, puisque bon nombres des productions étaient des adaptations du théâtre et de la littérature. Le métrage de Penn en question est tout ça à la fois : inspiré de l’autobiographie d’Helen Keller « Sourde, muette, aveugle : histoire de ma vie » (1903), il fut d’abord adapté par Penn en dramatique télévisé puis en pièce de théâtre. Autant dire que sa version cinéma, portée par des studios très regardeurs sur la marchandise, étaient prédestiné à être un produit générique et commercial.


Pourtant, on y retrouve déjà tout ce qui fait la sève du cinéma d’Arthur Penn dans ses flamboyantes années, celles de « Bonnie and Clyde » et « Little Big Man ». A ceci près que le cinéaste n’avait pas les mêmes moyens et la même démarche subversive et iconoclaste : reste la réappropriation de l’imagerie hollywoodienne pour délivrer un cri humaniste et intimiste plus discret mais pas moins salvateur. Un cri retentissant dès la première scène, celui d’une mère découvrant que sa nouvelle progéniture est aussi sourde qu’aveugle et muette. Aux premiers abords, les défauts typiques de l’œuvre de jeunesse émergent dangereusement : les archétypes se dessinent en quelques minutes, et le drame familial s’annonce convenu, entre un père fataliste, une mère désespérée et affectueuse, et un grand-frère égoïste en pleine crise d’adolescence , portés par des acteurs au jeu quelque peu ampoulé, face à une petite fille handicapée au comportement animal mais au jeu d’acteur étonnamment crédible. Qui plus est, la mise en scène et le décor, aux codes très théâtraux et fonctionnels, n’ont pas l’originalité qu’on peut attendre d’un auteur.


L’arrivée de l’éducatrice dans ce foyer bourgeois rural bouleverse alors le programme narratif et formel, laissant découvrir toute l’ambition du métrage. Cette gouvernante aux yeux cachés derrière des lunettes teintés (elle-même aveugle, elle a subi de nombreuses opérations pour jouir de la vue) déconstruit peu à peu la cellule familiale, en ne se contentant pas d’empêcher l’encombrante cadette de traîner dans les pattes de ses parents. C’est une vraie thérapie de groupe qui se met en place : la gouvernante s’érige en figure d’autorité en soulignant une passivité affective trop paresseuse et emplie de pitié de la part des parents, en grande partie responsable de l’état d’animosité de leur enfant. Faisant de son cas une affaire personnelle, elle impose à l’adorable monstre insensé (jusqu’au sens littéral) une rigueur d’éducation éprouvante. En résulte une scène douloureuse où la gouvernante oblige la petite fille à manger dans sa propre assiette avec des couverts. Penn impose alors lui-même une rigueur de narration remarquable, qui refuse la facilité de l’ellipse et explicite longuement la montée de tension entre la maîtresse et l’élève.


C’est une démonstration réflexive sur le langage qui se déploie ainsi : le respect des convenances est alors moins montré comme une convention sociale que comme un apprentissage du respect vers une autonomie relative, car ne relevant pour l’instant que du mimétisme. Tout l’enjeu réside dans l’ambivalence de la position de l’éducatrice : elle n’aime pas assez l’enfant pour succomber aux élans affectifs béats des parents, mais l’aime trop pour ne pas s’investir corps et âme dans la connexion intellectuelle qu’elle tente d’obtenir avec son élève. Les retours d’affects la tourmentent alors d’autant plus, à travers des flash-back en image floutée, qui ramène le bourreau à son ancienne condition de forçat. Il s’agit finalement de dispenser une dernière leçon, la plus improbable et laborieuse, mais aussi la plus libératrice : l’accession à la métaphysique, à une raison qui ne soit plus intuitive mais compréhensive, en rapportant les mots exprimés par un langage du toucher aux choses qu’ils veulent désigner.


La conclusion, à l’émotion jaillissante, achève alors la relation par la plus belle des récompenses : la reconnaissance affective d’une transmission non pas basée sur l’indolence immature, mais sur l’effort partagé visant à une intelligibilité de l’ordre du monde. « Miracle en Alabama » révèle alors toute la force d’une recette hollywoodienne pour réfléchir sur le thème du langage et de l’éducation face à la déliquescence familiale : sa théâtralité n’a pas les accents intellectualistes cadavériques d’ « Ordet » de Dreyer, mais affirme un lyrisme plus accessible et surtout plus cohérent avec son propos, au dosage n’excluant pas une pudeur consommée, où la plus touchante des déclarations d’amour réside dans une simple remise de clé.


Voir ma critique de "Little Big Man" : https://www.senscritique.com/film/Little_Big_Man/critique/38285594

Marius Jouanny

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6

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