"Ce n'est plus surréaliste, comme vous dites, ça devient kafkaïen !"

Rassure-moi, lecteur, tu n'es pas communiste ?
Remarque, j'espère tout autant que tu ne sois pas capitaliste.
Vois-tu, je te préfèrerais apolitique, sans quoi, tu risques de ne pas aimer ce qui suit.


Deux spectateurs qui viennent de voir Mille Milliards de dollars se rencontrent à la terrasse d'un café. Le postulat de départ est, je te l'accorde, un peu lâche.


L'un est communiste, l'autre est capitaliste.
Le communiste est adepte des théories de complots étatiques, le capitaliste n'a que rarement le temps d'y penser: "time is money".


Le communiste lance qu'il a aimé ce film. Oui, il l'a aimé.
- "Il y avait un casting luxueux, concède l'autre, Patrick Dewaere les valseuses sur la table, Mel Ferrer royal surtout à la tête d'une table ronde, Anny Duperey furtive passante, Jeanne Moreau en deuil, Jacques François au sommet de sa forme quoique un peu effacé, Hans Verner en éternel allemand, Fernand Le doux et Michel Auclair fatigués mais agréables à suivre".
- "Est-ce là tout ce que vous avez retenu du film ?", s'insurge le premier.
-" Bof, il n'y avait pas grand chose d'autre à retenir! Une intrigue bien trop complexe et bien trop chiffrée. Qu'y avez-vous d'autre ?"
- "Ma foi, monsieur !"
- "Monsieur quoi, camarade ? C'n'est pas votre avis ?
-"Non !"


Et soudain notre communiste est pris comme d'une fièvre: " Mais ne voyez-vous pas l'excellente dénonciation de la Haute Finance à travers cette GTI qui se donne tous les droits et qui commet des crimes en restant impunie des lois ?"
-" Bof !, repart l'autre, encore une théorie de complot vaseuse !"
-"Mais pas du tout, mais pas du tout ! Cela dit, j'aurais dû me douter de votre réaction, Monsieur le grippe-sou ! "
-" Oh, arrêtez avec ça !"
- "Si, si, grippe-sou, Monsieur ! A se satisfaire de tout ce que le film dénonce ! Que dis-je ! Ose démontrer !"
- "J'y vois quant à moi, Camarade, beaucoup de théâtre, une représentation orientée du monde, des apôtres du vedettariat et de bons dialogues d'Henri Verneuil pour porter toutes ces fumisteries ! Là, vous voyez !
Et après un instant de silence:
- "Oui, si je voulais être gentil, plus que gentil, objectif, honnête, j'ajouterais qu'on peut aussi se permettre d'applaudir Jacques Saulnier, qui a fait de beaux décors. Imaginer une salle de réunion d'entreprise avec des accents de salle de réunion du SPECTRE ou des dirigeants politiques du Dr Folamour, il faut bien avouer qu'il fallait le faire. Mais sans cela !
-"C'est déjà beaucoup, je ferais dire, répliqua le communiste ! Et ce n'est pas là le tout ! Tenez, pourquoi l'avez-vous regardé jusqu'au bout, s'il vous cause tant de déplaisir ?"
- "Je me demande bien pourquoi ! Notez qu'il ne m'a pas causé que du déplaisir, j'viens de vous dire que j'avais aimé les vedettes, les dialogues et le décor."
- "Je vais vous le dire, moi, Monsieur, ce qui vous a plu dans ce film. Ce ne sont pas les décors !"
- "Non ?"
- "Ce ne sont pas non plus les dialogues ! Encore moins les vedettes !"
- "Alors, Camarade le rouge, qu'est-ce que ça peut bien être ?"
-"Le suspens, Monsieur ! Ah! Ne riez pas, je vous en prie ! Oui, le suspens ! Un suspens bien aménagé à coups de flash-backs eux-mêmes superbement maîtrisés ! Les flash-backs du présent proche, en couleur, ceux du passé historique en noir et blanc et la rupture bicolore et bigarré lorsqu'un témoin d'hier s'exprime dans le présent ! Sans compter que tout cela alimente le twist d'une première enquête générant la seconde, qui elle parle d'engagement !"
- "Eh bien, ça m'a tout l'air d'être un Cahier de solfège de Bénabar votre histoire ! Au point que je demande si nous avons visionné le même film !"


Tandis que le capitaliste prononçait ces mots, d'un ton proverbial et gabinesque, un troisième spectateur s'était assis non loin d'eux, qui avait suivi de plus loin encore leur conversation.
- "Pardonnez-moi, Messieurs, dit l'inconnu, mais j'ai malgré moi entendu vos compte-rendus respectifs du film Mille Milliards de dollars ..."
- "Et vous nous serez un parfait arbitre !, s'exclama le capitaliste, n'est-ce pas, cher Monsieur, que toute cette fantaisie kafkaïenne ne saurait être portée aux nues, si ce n'est que pour son travail purement technique ?"
- "N'est-ce pas, renchérit le communiste, que voilà au contraire un parfait réquisitoire de la Haute Finance et de ses méfaits ? "
L'inconnu but une gorgée de son thé, respira quelques longues secondes avant de déclarer, rêveur: "Oh, moi, Messieurs, j'y ai vu autre chose."


Devant l'hébétement de ses deux interlocuteurs, il reprit: "Avouez que la politique n'est que le prétexte à un message bien plus intelligent, bien plus beau ... On le perçoit majoritairement au travers de deux antithèses faites au milieu du film et dans son grand final. Aux grosses machines de presse sophistiquées parisiennes, on oppose les petites machines à l'ancienne de province. L'épitaphe du brave vieux mentor du héros, qui ne cherche qu'à vivre heureux et à manger son poulet braisé s'oppose celle du PDG d'entreprise, qui veut que l'on marque en chiffres d'or la cote de rendement du jour de sa mort pour juger ses successeurs depuis son piédestal, son cercueil. On oppose le progrès à la mode de la grande ville au calme désuet de la campagne, le digne successeur de Candide à celui d'Ozymandias. Pour moi, Messieurs, le message est clair: Paris se sent le centre de France et la Haute Finance l'axe terrestre. Ils ne sont en réalité que l'équivalent, ignorant de l'humilité, des petits villages et de leurs mairies. Mille Milliards de dollars dénonce un complot international, son immense pouvoir kafkaïen, à l'aide d'une grande vedette d'Hollywood que pour mieux en montrer l'absurdité, l'impact qu'a sur les esprits faibles l'hybris et l'économie. Le héros n'envisage-t-il pas finalement de quitter la mégalopole mégalomane pour revenir dans son petit village dans le grand final du film, à sa fenêtre, contemplant le clocher d'une église et la petite place publique comme d'un gratte-ciel de la Défense on observe les toits miteux de Paris ? Et, d'ailleurs, bien avant, ne se croit-il pas hélé par un fervent lecteur dans son village avant de comprendre que le compliment va à son ancien mentor ?
Savez-vous, Messieurs comment le roman qu'adapte ce film s'intitule ?"
- "Mille Milliards de dollars, je suppose ...", hasarde le capitaliste, craignant de se tromper.
- "Ce ne peut être que ça !", confirme le communiste, toujours sûr de son fait.
- "Gare à l'intoxe !, les reprend l'inconnu, Et il n'y a que loin des médias envahissants que l'on se préserve le mieux de l'intoxe, Messieurs. Regardez-moi deux secondes, et faîtes-moi confiance, sans réfléchir, sans savoir pourquoi et vous verrez que je dis vrai."


Sur ce, l'inconnu se lève, paie le serveur et lui donne un pourboire.
- Au revoir, Monsieur Verneuil !, le remercie le garçon, tandis que l'inconnu s'éloigne au loin, peut-être vers la campagne la plus proche.

Frenhofer
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le 30 oct. 2018

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