Ce nouveau documentaire de J.B. Thoret, infatigable et passionnant passeur du cinéma du Nouvel Hollywood, poursuit la forme hybride et émouvante qu'il avait déjà esquissée dans We Blew It, sorti en 2016 : une interrogation sur l'héritage de l'âge d'or d'un certain cinéma américain couplée à une veine documentaire soucieuse d'entendre les sans-voix d'une Amérique que ce cinéma avait su magnifier. Si We Blew It se centrait sur le sud des USA, l'éléctorat trumpiste et ce qu'il restait du rêve incarné par la génération du Nouvel Hollywood toute entière (son titre reprenant une célèbre réplique d'Easy Rider), ce nouvel opus associe méditation sur la figure de Cimino et témoignage d'une autre Amérique, plus au nord et plus ouvrière. D'un documentaire à l'autre, Thoret passe ainsi des couleurs chaudes à la Peckinpah aux couleurs froides et septentrionales de Cimino.

Le changement de focale permet d'éviter ce qui constituait selon moi un des écueils dans We Blew It : le film est plus précis, le propos est plus resserré, bien que, si Cimino donne son titre au film, le documentaire soit loin d'être un énième portrait monographique. Le réalisateur n'est évoqué qu'au bout d'un tiers de film et de manière progressive et nuancée. Le premier tiers se consacre à ce qu'est devenu Mingo Junction, le village de l'Ohio que l'on voit au début et à la fin de Voyage au bout de l'enfer, ainsi que ses habitants pour qui ce tournage a constitué quelques semaines mémorables. Le film de Cimino est pour eux semblable à une madeleine de Proust, marqueur d'un temps avant la désindustrialisation et la mort lente de leur ville. Leurs témoignages, poignants, illustrent le décloisonnement entre le cinéma et la vie auquel réfléchit Thoret : si Deer Hunter est pour beaucoup avant tout un chef d'œuvre académique, il peut être aussi le fragment d'une vie passée, renvoyer à une époque historique bien réelle, celle du plein emploi, d'une vie laborieuse mais heureuse. Pour Thoret, parler de cinéma américain et surtout de celui de Cimino, cinéaste hanté par John Ford et la question de comment faire société en Amérique, c'est ainsi et avant tout parler de l'Amérique elle-même, parler des anonymes, figurants ou techniciens sans lesquels le cinéma n'aurait pas pu se faire. D'où cette stricte continuité entre les entretiens de la première partie, sibérienne, dans l'Ohio et ceux de grandes figures hollywoodiennes dans la seconde (Stone, Tarantino), filmés tous de la même manière pour évoquer Cimino, ses films, une certaine Amérique : témoignages multiples et tous valables sur un homme-fantôme, insaisissable, en quête d'un mirage et mirage lui-même.

Entre ces divers entretiens, Thoret filme avec une grande poésie les paysages de l'Ouest américain et du Montana, ces paysages jamais purs arrière-plans chez Cimino ou Ford, tout en diffusant des extraits audio des heures d'entretien qu'il a eu la chance d'enregistrer avec Cimino en 2010, avant sa mort. Ces séquences très lyriques, qui donnent à entendre sa voix d'outre-tombe, sont, par leur simplicité, parmi les plus réussies du film, d'autant que très peu de photos du réalisateur sont montrées : sa présence, dans ce documentaire polyphonique, est avant tout vocale. Si Thoret brosse un portrait mélancolique des vestiges d'une Amérique en train de disparaître, on apprend tout de même beaucoup de choses passionnantes sur Cimino et son cinéma très littéraire : sa volonté balzacienne que ses films forment une sorte de continuité entre eux, son refus du manichéisme, son amour des scènes de bal, de communauté, à la Tolstoï, son jusqu'au-boutisme et ses excès, la dimension souvent autobiographique de ses personnages (Stanley White notamment). Aurait ainsi pu être creusée davantage l'influence de ses études d'architecture (le passage sur l'exercice des nuances de gris est très intéressant) et de sa fascination pour Lloyd Wright. Il est un peu dommage que le film parle si peu de La Porte du paradis, comme si en parler revenait inévitablement à reparler longuement du fiasco qui a entouré sa sortie et que Thoret ne voulait pas en remettre une couche... Un petit passage de Kris Kristofferson aurait été la cerise sur le gâteau.

Il faut tout de même noter que le film n'échappe pas à ce que l'on ressentait déjà dans We Blew It et qui affleure toujours chez JB Thoret : une nostalgie immense (mais assumée), une certaine obsession pour ce qui paraît à ses yeux une forme de décadence du cinéma, d'où une dimension hagiographique dans l'évocation du nouvel Hollywood et de Cimino en particulier. Cela se traduit par un lyrisme tantôt un poil emphatique (les chants russes à l'ouverture) tantôt qui tombe dans le pathétique trop marqué (les scènes de karaoké m'ont un peu dérangé) : cela donne donc un film hanté par le deuil, celui d'une communauté qui se meurt (Mingo Junction), d'un cinéaste décédé dans l'indifférence (Cimino) et d'une époque artistiquement fastueuse disparue, comparée à un présent implicitement lugubre. Il est d'ailleurs significatif que les interventions de cinéastes ou de personnes issues du monde du cinéma soient toujours de cette époque : le seul qui n'ait pas connu Cimino est Tarantino, réalisateur rétro et nostalgique s'il en est, dont les interventions sont d'ailleurs parmi les moins riches. Il aurait pu être intéressant de sonder l'héritage de Cimino chez des réalisateurs américains contemporains plus jeunes (Scott Cooper ou Jeff Nichols) : à regarder ce film, on pourrait véritablement croire que personne de moins de 50 ans ne connaît Cimino aux Etats-Unis.

Un film spectral et endeuillé, donc, une longue élégie mélancolique dont on peut sans doute discuter les présupposés et la tonalité, mais qui ne manque pas de moments de grâce, par sa volonté de ne pas se cantonner au petit monde du cinéma. Un documentaire-chorale à la sentimentalité fordienne, ou springsteenienne ("The River" ou "My Hometown", c'est selon) qui rappelle qu'un film culte n'est jamais qu'une œuvre éthérée pour exégète mais le blason de nombreuses vies.

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le 19 sept. 2021

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Sam Lowry

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