Adaptation d'un livre lui-même tiré d'un fait divers réel survenu en France, transposé en Pologne, Mère Jeanne des anges est un petit joyau qui ravira les amateurs de cinéma austère.


Deux lieux : une taverne et un couvent, séparés par une lande aride. Au milieu de cette lande, une tache sombre, c'est le bûcher d'un moine exorciste brûlé récemment pour sorcellerie. Le père Suryn est chargé d'oeuvrer à son tour à la décontamination de ce couvent possédé par le diable. C'est un homme pieux, mais plein de doutes sur lui-même : est-il à la hauteur d'une telle tâche ?


Le film interroge la question de la foi, mais aussi celle du libre arbitre, du destin que l'on se choisit. Jeanne ne veut pas être débarrassée des démons qui l'habitent "à moins d'être une sainte".



C’est moi qui ouvre mon âme aux démons ! Toi, tu veux me rendre comme ceux qui errent sans but de par le monde. Tu veux me voir prier du matin au soir. (…) Si je ne peux pas être une sainte, autant être damnée.



Mais la religion, incarnée par le père Suryn, est impuissante à satisfaire cette soif d'absolu. Seule possibilité : prendre sur lui les démons, selon l'immémoriale tradition du sacrifice, de Isaac au Christ, nouveau "bouc émissaire". C'est ce que finira par faire le père Suryn, comprenant que les démons ne quitteront pas Jeanne avec les méthodes des moines exorcistes - cf. la longue et magnifique scène de tentative d'exorcisme dans l'église, orchestrée comme un ballet, exorcisme qui se solde par un échec.


Chez Kawalerowicz, la vie bouillonnante est du côté des possédés : le visage de Jeanne, incarnée par Lucyna Winnicka, est véritablement "habité", extraordinaire de passion et de sensualité. Les autres soeurs possédées se déploient dans le couvent tels des oiseaux dans le ciel - les deux plans se répondent très bien.


Autre opposition : le blanc, couleur de la pureté, est du côté des possédées, alors que le père Suryn est en noir. Subtile inversion des valeurs là aussi. Où sont les anges ?


C'est à chacun d'en décider, comme le dit un père Suryn nullement caricatural :



Chaque chrétien, en sa conscience, définit la frontière entre le noir et le blanc.



Ici, l'église n'assène pas une vérité, et en cela le film ne tombe pas dans la caricature : elle doute et cherche, jusqu'à prêter l'oreille au rabbin, incarné par le même acteur comme s'il dialoguait avec lui-même (peut-être aussi un clin d'oeil oecuménique ?). Mais elle n'a que peu à proposer, et Jeanne préfère, donc, garder ses démons. L'affrontement entre les deux est parfois sublime, comme dans cette scène où les aubes sont étendues sur des baguettes, flottant comme des âmes qui hésitent, séparant Jeanne du père Suryn. Une attirance se noue, refoulée bien sûr par le saint homme, que cette liberté affole : il ira jusqu'à ne plus approcher Jeanne que derrière les barreaux d'une cage. Les peaux n'apparaissent que pour être fouettées en pénitence. Et, lorsque Jeanne veut se débarrasser de son carcan, découvrant sa poitrine, la scène est coupée.


A quelques pas de ce lieu spirituel se trouve la taverne où l'on chante et danse. Celle-ci est tenue par une femme au très beau regard, qui ne dédaigne pas de prendre sa guitare pour distiller quelques mélodies. La seule nonne à ne pas être possédée, la mère tourière, s'y rend régulièrement, flirte avec un chevalier de passage. Dans une scène splendide, la gracieuse aubergiste gratte sa guitare au premier plan alors qu'on voit la nonne au fond, blanche devant le feu, côtoyant le chevalier sans qu'on puisse distinguer ce qui se passe. Plus explicite sera la scène où ce dernier, ayant obtenu ce qu'il souhaitait, quitte la taverne au petit matin. On sait qu'au moyen âge les femmes qui ne trouvaient pas mari se retrouvaient souvent au couvent, bien loin d'une quelconque vocation. La soeur tourière - qui ressemble étonnamment à Jeanne - est trahie : ne lui reste plus qu'à retourner au couvent et d'enjoindre Jeanne à devenir une sainte puisque le père Suryn a pris sur lui son mal.


Mais revenons à notre taverne : elle n'est pas dédiée qu'aux plaisirs frivoles. Kawalerowicz nous fait côtoyer deux personnages touchants, qui dorment dans la grange avec les chevaux. Le plus jeune hait son père mais son compagnon l'incite à la miséricorde et la compréhension. Il est possible que les deux incarnent le religieux au plus proche du message du Christ, avant que celui-ci ne soit dévoyé par le dogme de l'institution. C'est d'ailleurs à eux que s'attaquera le démon qui s'est emparé du Père Suryn, grâce à une hache qu'il brandit, affolant les chevaux. Le rabbin avait prévenu avec cette réplique superbe :



Tout le mal que font les hommes n’est rien en comparaison du mal qui les travaille.



Par sa mise en scène minimaliste, dépouillée de toute référence à une époque ou à un lieu, par le jeu très simple entre les noirs et les blancs, les gros plans sur des visages, Kawalerowicz nous oblige à nous concentrer sur l'essentiel : le combat d'un homme de foi écrasé par le dogme contre un mal qui a toutes les apparences de la liberté. Bresson n'est pas très loin.

Jduvi
8
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le 21 avr. 2020

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