On avait laissé le grand Apichatpong Weerasethakul dans sa Thaïlande natale et habituelle auprès des soldats endormis de l’inoubliable Cemetery of Splendour (2015). C’était il y a déjà six ans… Il nous revient avec Memoria, projet très mystérieux et décisif dans sa carrière puisqu’il s’agit pour lui d’un premier franc déplacement. D’abord géographique – il est tourné en Colombie – mais aussi dans sa méthode puisque pour la première fois il y a travaillé avec deux comédiennes professionnelles et internationales : Tilda Swinton et Jeanne Balibar. C’est bien à un tournant auquel nous avons assisté à Cannes, et nous n’avons pas été déçus : nous revenons ici sur ce qui constitue, incontestablement, le plus grand film fantastique de cette édition.


Bien que Memoria ne soit pas encore sorti sur nos écrans, on peut déjà se procurer un très beau livre retraçant tout le processus ayant mené à sa création, « en toute connaissance de l’impossibilité de cette tâche ». Y sont collées diverses notes, photographies de plateau, pages de scénario, réflexions et autres divagations, avant un journal de bord qui clôt l’ouvrage dans une forme éclatée et déstabilisante, où l’on a l’impression de voyager dans une conscience en mouvement, d’être au cœur de la traversée de son créateur. Au milieu des recherches du cinéaste, on peut trouver, caché entre autres éléments passionnants et éclairants, un lien Youtube donnant à entendre le tout premier enregistrement d’une voix humaine. Le contenu de cette bande extraordinaire pourrait paraître anodin : un homme y chante Au Clair de la Lune. Pour en retrouver la voix, l’extrait a dû être ralenti, retravaillé, ce qui lui donne une texture extraordinairement étrange, difforme, mais aussi hypnotisante. Il se trouve que cet enregistrement, ce chant bizarre, se retrouve dans l’autre plus grand film du festival de Cannes – et sans doute de l’année – Annette (Leos Carax, 2021). Au tout début, juste après l’avertissement de Leos Carax lui-même, nous invitant à entrer dans son spectacle, on entend rapidement, en effet, cet air biscornu avant que la musique des Sparks ne s’empare définitivement de la bande-sonore. Curieuse et stimulante coïncidence qui semble nous renseigner sur l’ambition de ces deux artistes majeurs, celle de revenir à un art de la première fois. Retrouver la sensation neuve de la découverte, filmer comme des pionniers du cinéma, émerveiller comme à la première séance. Si ces deux œuvres capitales sont extrêmement différentes – pour l’une, le silence est synonyme de la fin, de la mort (comme en témoigne les imposantes inscriptions « QUIET » à l’extérieur et à l’intérieur de la cellule de prison où Adam Driver croupit au terme de l’histoire), pour l’autre, il est essentiel à écouter et ressentir pour respirer pleinement, s’accorder au tempo de la mise en scène et du monde – elles ne sont pas avares en points communs, notamment pour leur obsession partagée du son et de la salle de mixage. C’est là qu’A*nnette* s’ouvre, et c’est dans cette même salle que se déroule la scène la plus décisive de Memoria. Deux aventures cinématographiques hantées et obsédées par la recréation, la réanimation de leurs fantômes. Seulement, pour Apitchapong Weerasethakul, cette recherche est plus concrète, patiente, et son objet est sans doute plus lointain encore que celui de Carax, certainement antérieur à la première voix jamais enregistrée. Peut-être faut-il voir le cinéaste comme l’ingénieur tâchant de retrouver cette voix chantant Au Clair de la Lune, lui donnant finalement cette texture à la fois très tangible, mais aussi beaucoup plus mystérieuse, une nouvelle nature. Le cinéaste disait, à l’issue de la projection officielle, avoir le sentiment d’assister à « une nouvelle naissance » du cinéma au sortir des divers confinements, et paraît avoir toujours cherché, en effet, une nouvelle nature pour cet art.


Disons-le d’emblée, Memoria, autant qu’Annette, mériteraient mieux qu’un retour cannois, qui plus est écrit un mois après sa projection. Sans doute faudrait-il revoir ce nouveau Weerasethakul, le revisiter plusieurs fois pour essayer d’en extraire tous les mystères et toutes les beautés. L’exercice est pourtant intéressant en ce qu’il nous oblige à confondre l’œuvre et nos propres souvenirs, ses images réelles et leurs fantômes qui nous habitent depuis qu’on a pu la voir. C’est peut-être le premier objet de ces réalisateurs agissant comme des magiciens : (re)créer en nous des images essentielles, des mystères dont on tomberait amoureux et que seuls nos rêves pourraient percer. Comme Carax, l’auteur d’Blissfully Yours (2002) semble obsédé par une essence, sans doute illusoire, du cinéma. La projection de Memoria à Cannes, en toute fin de festival alors que nos yeux étaient, c’est peu de le dire, fatigués, sembla agir comme une sidérante maïeutique dont, paradoxalement, on ne voulait rien dire, si ce n’est répéter son titre et inviter à s’y référer simplement pour y trouver la vérité qu’il contient. Comme toujours pourtant, l’hypnotisme ressenti ne repose que sur des effets extraordinairement discrets, et même a priori assez simples. C’est le paradoxe souvent pointé devant tous les travaux du réalisateur : la complexité qu’on lui prête – que cela soit dans l’éloge ou le blâme – s’oppose constamment à la simplicité de ses effets et des objets de son émerveillement. Tout cela tient avant tout à la patience de l’auteur et du spectateur, un lâcher-prise nécessaire des deux côtés. Ce lâcher-prise du metteur en scène n’est pas une afféterie qui chercherait à masquer les faiblesses d’un style dénué de pensée. Au contraire, Memoria est peut-être le film le mieux rythmé, le mieux raconté de tout ce festival de Cannes, jouant à merveille avec notre attention et notre subconscient.


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PjeraZana
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le 30 août 2021

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