Il est toujours dangereux de réaliser ses fantasmes, et pas seulement en matière sexuelle. Le fantasme de Martin Eden était de devenir écrivain, d'accéder ainsi à un monde éblouissant, incarné par la belle Elena. Il y mit tant d'ardeur, tant d'obstination, tant d'espoirs, que lorsqu'il atteint cet Eden, toute envie de vivre le quitta. Ainsi déclare-t-il à Elena de nouveau énamourée que s'il pouvait ressentir de nouveau le désir, c'est elle qu'il choisirait. Mais tout désir l'a quitté, le Martin plein de passion s'en est allé définitivement, impossible de le rejoindre. Cela, il le constate avec rage, d'où la manière violente dont il chasse son ancienne amoureuse.

(Parenthèse sur l'Eden. Il faut se souvenir que, dans la Bible, l'Eden est un lieu où tout désir est impossible puisqu'on n'y fait pas la différence entre le bien et le mal. Le péché originel n'est nullement une faute comme a voulu nous faire croire la chrétienté : c'est ce qui fonde la condition humaine, son origine donc. En mangeant du fruit défendu, Adam et Eve ouvrent les yeux, distinguent le bien et le mal, le haut et le bas, le noir et le blanc... Il en résulte la perte du sentiment de plénitude, mais aussi la possibilité du désir. Le bouddhisme proposera l'extinction du désir car celui-ci est source de souffrance. Mais il est aussi ce qui nous anime.)

Martin Eden est une histoire de combat, et une succession de combats. Cinq au total.

Le premier, où il porte secours à un jeune bourgeois, lui permet d'accéder au milieu de la haute société, qu'il parvient rapidement à séduire. Le teint diaphane et les yeux clairs de Jessica Cressy expriment parfaitement cette espèce de pureté qui éblouit notre jeune prolo. Baudelaire, un repas exquis, un concert de piano... c'est certain, c'est là ce que Martin veut atteindre. Mais ce milieu se caractérise par son hypocrisie : il se montre généreux dans l'accueil qu'il réserve à Martin, mais aussi condescendant. On pense ici à l'univers d'un Fassbinder, notamment La loi du plus fort, dont le propos est similaire. Surtout, ce milieu élitiste ne voit pas d'autre manière de réussir que la sienne : les bancs de l'école, qui assurent sa domination. Une réussite qui passerait par un autre chemin aurait quelque chose de subversif, et l'on sait que le subversif est l'ennemi de la bourgeoisie. Mais Martin s'obstine : il veut réussir par lui-même. Une ode à l'autodidactisme.

Le deuxième combat est celui où il dépouille de force le patron qui ne voulait pas les payer, lui et son ami. C'est un combat pour la survie, et le film montre bien cette injonction permanente des pauvres de gagner leur croûte. Pietro Marcello en profite pour glisser des images d'archives, d'ouvriers ou de marins, ou encore des plans magnifiques de gueules cassées. Quel contraste avec les oisifs arrogants de chez Elena ! Eux qui se contentent de laisser leur argent travailler. Rien que de très convenu dans ce discours, reconnaissons-le, mais il est ici mis en scène avec talent.

Le troisième combat, c'est Martin bastonnant un journaliste dont il juge qu'il l'a calomnié. A cause d'un article en première page où il est présenté comme "socialiste", l'épicière refuse de le servir ! Signe d'une rupture avec le milieu d'où il vient, rupture que Martin recherche et redoute à la fois. Car le déterminisme social est au centre du film : Martin cherche à s'émanciper, mais sans se compromettre. Il ne veut ni de la sympathie des grévistes, selon lui dans une démarche vaine car la "loi du plus fort" l'emporte toujours, ni de celle des bourgeois, qui derrière de beaux discours ne visent jamais qu'à perpétuer leur domination. Martin est foncièrement individualiste, et pourtant il est bel et bien révolté par l'injustice sociale qui sous-tend le système. De là un tiraillement qui ne le quittera jamais et qui, peut-être, fut à la base de sa créativité... Quitter son milieu n'est pas plus aisé pour son amoureuse : elle ne tient pas longtemps lorsque Martin l'emmène voir les prostituées et les gens du peuple. Martin Eden, comme bien d'autres films avant lui, n'est guère optimiste quant à la question du déterminisme social...

Le quatrième combat est pour une femme : Margherita, sa première conquête, qu'il vient rechercher après avoir rompu avec la famille d'Elena. Contraste entre les deux femmes, toutes deux très belles : alors que Margherita s'offre avec gourmandise dès le premier soir (c'est même elle qui invite Martin à danser), Elena le fait longuement patienter, cette retenue alimentant la machine à fantasmes de Martin. La scène où Martin, accompagné d'Elena et de son frère, se fait servir par Margherita sur un bateau, est d'une grande cruauté pour cette dernière. Margherita incarne la fidélité tout autant que la sensualité, une espèce d'idéal féminin, que Martin ne saura pas apprécier à sa juste valeur. Quant à Elena, qui symbolise toute la bourgeoisie, Pietro Marcello ne se prive pas de la ridiculiser lorsqu'elle vient supplier Martin de la reprendre avec lui, alors qu'elle l'a battu froid lorsqu'il était en difficulté.

Le cinquième et ultime combat est une sorte de farce. Après une lourde ellipse : Martin passe en effet du type bourré affalé dans un champ, au grand bourgeois servi par une cohorte de courtisans dans un château ! On assiste à un étrange duel devant des spectateurs. Il semble y avoir du danger et pourtant Martin répliquera à son éditeur, en substance : "tu sais bien que tout était arrangé". Martin est métamorphosé physiquement, et il a sombré à son tour dans l'oisiveté et l'ennui. Non sans dommage, puisqu'il y a perdu tout moteur, tout principe vital. Margherita le sent bien, elle qui est la seule à ne pas applaudir ses provocations lors d'une rencontre avec des lecteurs.

Le XXème siècle fut celui des combats. Dès lors, le personnage de Martin Eden peut être lu comme une métaphore du siècle entier : utopie de l'émancipation des classes laborieuses (les scènes de meetings syndicaux), montée du fascisme en réaction (le discours de Martin est à la fois lucide et dangereux car porteur de l'idéologie de la race supérieure), victoire finalement de l'individualisme désabusé, si repu qu'il en perd toute énergie vitale. Pour exprimer cette idée, Marcello imbrique dans son film moult images d'archives, parfois de façon un peu lourdement illustrative (une Caravelle s'enfonce dans l'eau pour dire le désespoir de Martin), heureusement souvent de façon plus subtile. Et, pour fusionner la grande et la petite histoire, le réalisateur ajoute aussi des images d'enfance récurrentes de Martin, comme celle où il fait danser sa soeur, tombée aux mains d'un gros macho comme en produit tant l'Italie. Un macho opportuniste, tout comme le sera Elena, Marcello mettant de ce point de vue le peuple et la haute société dans le même sac : tous courtisent Eden dès lors qu'il a obtenu la notoriété.

Pour faire de Martin une allégorie vivante du XXème siècle, Pietro Marcello choisit de filmer en pellicule, d'où le grain particulier de l'image. Il brouille les repères temporels pour ne pas dater précisément l'histoire dans le siècle : on se sent plutôt au début du XXème, mais une chanson de Joe Dassin vient contrecarrer cette sensation ; plus loin, ce sont les années 50 qui s'imposent, puis les années 80, mais à la fin on nous parle d'une guerre qui vient d'être déclarée, et la milice qui envahit la plage évoque nettement le fascisme... plage sur laquelle on remarque un groupe de migrants, ce qui fait plutôt fin de XXème siècle. Exercice de haute voltige que cette assimilation d'un personnage à un siècle entier, dont Marcello se tire avec maestria.

A quoi tient un destin, celui du monde comme celui d'un individu ? Au hasard des rencontres nous dit le film : ainsi Martin fait-il la connaissance d'Elena parce qu'il était là au moment où un jeune se faisait corriger. Plus tard, c'est la rencontre d'une famille dans un train qui lui donne un logement, et une famille de substitution - ce qui nous vaut des scènes touchantes avec la couturière. Le XXème siècle est, on le sait, lui aussi parsemé d'aléas qui firent basculer l'histoire : qui a lu, par exemple, le récit édifiant du débarquement sait que sa réussite a tenu à des fils très fragiles, une conjonction de paris réussis.

Par son physique, Luca Marinelli parvient à tenir ensemble tous ces antagonismes : la grâce qui émane de son regard contraste avec la dureté de sa bouche et de son nez. Un ange dans un corps de bête. Un poète qui va se castagner dans les bas-fonds. On pense furtivement au Caravage. Si les yeux sont le miroir de l'âme, cette âme-là cherche à fuir le carcan rugueux de son corps et de sa condition sociale, à retrouver sa légèreté essentielle... Dans une scène avec son ami Brissenden, Marcello fait magnifiquement ressortir ce regard.

Oui, un combat se joue en Martin, tiraillé en permanence entre la fidélité à ses origines et son aspiration à s'élever. Entre son coeur et sa tête. Entre la terre, ce qu'il est, et le ciel, ce qu'il vise. Entre Margherita et Elena. Ce n'est pas pour rien que l'affiche montre Martin enlaçant Margherita (que rapprochent leur M, leur "aime") et Elena (qui porte le E de l'Eden, la pureté fantasmatique) comme une image dans le ciel. Que faire une fois que cette Elena est venue s'avilir, en l'abandonnant d'abord puis en faisant preuve d'opportunisme ? C'est ce que se demande Martin face à la mer. La guerre est déclarée ? Mais Eden n'a cessé d'être en guerre. Et il reste tout aussi perdu que ces migrants échoués sur le sable. Dès lors, plonger dans la mer face au soleil est peut-être un moyen de fuir ce dilemme (qui risque fort d'être le même en Amérique) en cherchant un ailleurs... Peut-être aussi le Martin Eden de Marcello rejoint-il ainsi celui de London, au-delà des mers...

Richesse du propos, intelligence de la mise en scène, force de l'interprétation : tout concourt à faire de cette adaptation en Italie du roman de London une réussite. Qui, comme les grands vins, gagne avec la maturation. Comme les films de Fassbinder, décidément.

Jduvi
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le 7 mai 2023

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